Le soleil se traine derrière les cheminées et ma bière tangue sous sa mousse.
C'est bien ma veine!... moi qui ne supporte pas les tables bancales !
Comme un gouvernail j'empoigne l'insoumise et tente de dompter le rafiot avant que Margot ne déboule.
Il est bientôt 5 h. La terrasse du Boytak fait le plein.
Elle ne va plus tarder...
Pas question de prendre la mer dans de telles conditions. J'angoisse.
A la seule idée de passer une heure à regarder ma chope jouer les funambules mes tempes bourdonnent. Je flageole de partout.
Les mains moites, je chope mon carton à bière et plonge sous la table maudite.
Empêtré entre le pavé du trottoir et la fonte instable, je ne l'ai pas entendu arriver ...
Ses deux souliers rose bonbon m'observent. Je ne me souviens pas qu'elle eut d'aussi grands pieds !
La mèche en épouvante, je me redresse...
Éviter les commentaires. Esquiver son sourire goguenard.
Quatre bises claquent dans le brouhaha de la terrasse. Ses joues glacées me ressuscitent un peu.
Elle se balance vaguement. D'un pied à l'autre. Hésite à se poser.
Les motifs de son manteau ondulent furieusement...
Un chaos de pieds de poule en vrac qui me noue les tripes et me colle sérieusement la nausée...
Je la débarrasse sans ménagement et retourne prestement l'infernal vêtement sur le dos d'une chaise... C'est le geste qu'elle attendait pour s'installer ...
Une heure qu'elle me raconte les dernières saisons de sa vie. Les musiques qui bordent son sommeil. Les mystères qui la fascinent et les couleurs du ciel lorsqu'elle se recroqueville sur le banc des parcs.
Et moi je ne comprend rien à ses histoires, à ses humeurs.
Patraque, je l'écoute sans rien dire. Je la laisse me bercer au rythme du roulis qui fait danser le citron de son Perrier.
Je guette le frémissement de ses narines et n'en fini plus de me concentrer sur le contour irréprochable de ses lèvres, pour oublier...
Pour oublier que ses maudites lunettes sont de traviole. Pour oublier que sa frange se contrefout de l'horizontale .
Et surtout pour triompher de cette satanée table qui gigote à chacun de ses élans.
Me perdre au fond des verres qui défilent sur ce pont qui tangue. Me rassasier du brouhaha qui nous cerne.
Et m'assoupir entre ses bras...
Jusqu'à ce qu'un tumulte venu du fond de l'avenue suspende toutes les conversations.
D'un même mouvement toutes les têtes se dévissent vers la rumeur.
Spectacle insensé !
Bourré de salades jusqu'au pont, un vieux cargo s 'arque boute et remonte la rue au milieu d'un monstrueux cliquetis de machine à coudre...
Quelque chose me dit qu'il n'arrivera jamais au pied du Sacré-cur.
Trop de légumes dans les cales.
Trop de ketchup sur le bitume.
Devant sa proue torturée par la rouille et les berniques, un flot de pavés écumants jaillit des remous du macadam. Plus loin, invisibles sous la nuée des pigeons, les escaliers de la Butte ondulent. Les premières marches déferlent et se dressent en récif de granit.
C'est foutu. Dans quelques instants le rafiot va s'y répandre. Les chaudières vont péter et nettoyer le trottoir de ses badauds frileux.
Réduire en steaks tous les passants.
Découper la smala du dimanche en rondelles de mortadelle.
Je me jette à plat ventre et rentre la tête dans les épaules.....
Rien.
Pas la moindre explosion.
Juste une odeur bizarre.
Persistante.
Celle du vinaigre.
Je tente un coup d'il entre mes doigts.
Étrange. La nuit est déjà là !
Dans la pénombre, un bocal d'ognons blancs me lorgne en dégueulant sa cargaison sur les lames du plancher.
Juste devant moi.
Pas le moindre cargo en perdition.
Dans le ciel une petite lumière contrarie l'obscurité des lieux.
Et lentement le voile se lève sur les environs.
Sur ma gauche un concombre famélique dispute un camembert à un string présomptueux .
Derrière ce dépotoir pétri de pots de yaourt, de carottes et de saucisses sous-vide un immeuble blafard se dresse.
Vertigineux.
Les balcons croulent sous des boites de lait format Butagaz, des poireaux palmiers et des ufs pastèques. Bref un super-market de chez Gullivert.
Au premier étage, juste derrière une gigantesque pizza délavée, le cliquetis mécanique a repris. Sourd et lancinant comme le bruit d'un fr ...
Je reconnais enfin mon frigo.
Porte grande ouverte.
A ma droite, une feuille de salade gémit. Lamentablement empalée sur le talon d'un soulier rose bonbon, elle se tortille en me suppliant de l'achever.
Tendre la main.
Lentement.
Vers ce râle bestial qui me ruine le crâne. Tordre le cou à ce con de légume qui me vrille les tympans.
J'ai du mal à décoller la joue du sol. Ma tête se cramponne au bien-être illusoire d'une tranche de gouda un peu trop amoureuse.
Mes doigts fébriles atteignent enfin la braillarde végétale. Et alors que je l'achève d'un coup de poing rageur, le soulier se met à hurler et me charge immédiatement comme un phacochère en furie.
J'esquive de justesse.
Complètement dégrisé je me redresse.
En même temps qu'elle...
Elle patauge du regard dans les vestiges de nos ébats.
Et tout me revient en bloc...
Notre rendez-vous rue Utrillo. La nuit qui s'étire de bar en bar. Le monde qu'on refait dans le silence des portes cochères et la valse des marches qui grincent jusqu'au seuil de ma tanière.
Il faisait une chaleur étouffante sous les toits !
Dans le dessein puéril de l'inciter à se dévêtir, avant de filer vers mon rancart j'avais poussé le chauffage à fond !
Un peu trop au regard de la minuscule tabatière dont jouissait ma pauvre chambrette.
C'est ainsi que nous nous sommes aimés.
Juste devant le frigo. Béant de fraicheur...
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