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L'Ours blanc sur la Banquise par Tsuk les fraises

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Ça faisait déjà deux heures qu'on était ensemble. J’avais été convié à un repas organisé autour d'un plan de table par affinités et j'avais trouvé agréable que les hôtes choisissent pour vous la personne avec laquelle vous deviez, si les affinités le confirmaient, repartir bras dessus bras dessous, voire bas dessous, ne mégotons pas sur l’espérance. On m’avait installé à côté d’une grande perche un peu maigre aux yeux bruns délavés qui m’évoquait la salière, appelée également cocotte en papier, pouet pouet ou coin coin. Elle paraissait si gauche et si repliée qu’on avait envie de la défroisser et de la mettre à plat pour savoir si elle avait réellement des questions et des réponses cachées dans les plis de ses intimes convictions. C’était donc ma voisine d’assiette, et tandis qu’on entamait le « chiffon de salades et ses tremblottes en croûte » que notre hôtesse avait mis toute son imagination à mettre sur des menus en papier, ma voisine et moi n'avions encore pas échangé un mot. S'ensuivit ensuite une "farandole de rognons glagla" (en gelée), qui ne nous incita pas plus au bavardage. La situation devenait critique. Je ne l’aidais pas beaucoup. J’aurais préféré que ce moment de mon existence fut plus facile, j’étais paresseux, je n’avais pas grand chose à dire mais j’aurais volontiers eu des choses à écouter, pour peu qu’elles fussent intéressantes. Un des murs de la salle à manger était couvert de cadres vides et placés volontairement de travers, tel que l’hôtesse l’avait vu chez des amis quelques jours auparavant, et tels qu’eux mêmes l’avaient vu chez d’autres amis, et ainsi de suite jusqu’à une source assez floue qui consistait à promouvoir l’art minimaliste après Whiteman, dont on pensait pourtant avoir touché la substantifique moelle avec "l’Ours blanc sur la banquise" et "Pause déjeuner dans la mine", dont deux copies d'une excellente facture étaient suspendues sur le mur nous faisant face, "La solitude du tapis de salle de bain", pourtant célèbre, n'ayant que très moyennement plu à notre hôtesse. Alors qu’on servait un «petit givré en tutu», plus communément appelé trou normand mais que notre hôtesse avait jugé bon de tarabiscoter d’imagination en dentelle, je décidai que le moment était venu pour moi de me lancer à l’assaut d’une réplique à envoyer à Pouet Pouet (elle avait déjà son petit nom) afin qu’avant le dessert nous ayons l’air d’être à peu près comme tous les autres convives, chacun menant avec brio une conversation animée avec son voisin ou sa voisine, et Dieu sait que les sujets ne manquent pas. Pour peu qu’on ait des connaissances communes, en dire du mal ouvre toujours de bonnes perspectives d’avenir pour les heures qui viennent. C'est donc sans fioriture ni préambule que je lui posai une question qui chatouillait ma curiosité : - Chère madame, puisque nous en sommes au petit givré en tutu et que le trou normand est un moment propice pour combler d’une ivresse débutante et timide les blancs néants de nos silences, permettez moi de vous demander pourquoi, à votre avis, notre hôtesse a jugé bon de nous placer l’un à côté de l’autre. En avez-vous la moindre idée ? Avons nous quelque point commun ? Pouet Pouet leva les yeux de son assiette, regarda le mur pensivement puis d’un seul coup se tourna vers moi et répondit : - Je n’en ai pas la moindre idée et je m’en fous comme vous n’imaginez même pas. Vous voyez le titre de ce tableau, l’ours blanc sur la banquise ? Avant d’arriver ici je n’en avais jamais entendu parler, je ne savais même pas que ça existait. Moi, l’art, ça ne m’intéresse pas du tout. Et tous ces gens non plus ne m’intéressent pas. Ils vont tous bien et moi je vais très mal, il y a dix ans j’ai commencé à prendre du Zoloft pour soigner un début de dépression nerveuse, puis ensuite j’ai pris de l’Anafranil, puis du Surmontil, puis du Norset, puis du l’Humoryl, là j’en suis au Deroxat, je n’ai pas l’intention de passer en revue toute l’encyclopédie des anti dépresseurs, j’ai essayé de me suicider cinq fois et je compte bien recommencer. En dehors de moi rien ne m’intéresse, je suis la voisine du dessous et j’arrose les plantes de l’hôtesse lorsqu’elle n’est pas là. Elle m’a invitée pour une raison que j’ignore et dont je me fous comme du reste, alors n’essayez pas de m’emberlificoter dans vos combines de drague à deux balles. » D’un seul coup la cocotte en papier que j’avais eu un temps envie de déplier se referma en elle même, et lorsque le dessert arriva (des «farfelues du verger enlacées sur leur coulis de noces », du grand, du très grand n'importe quoi) mon dépit était de plus en plus visible. Un an plus tard Pouet Pouet devint ma femme, et presque aussitôt après mon boulet. C’est toujours une grande perche un peu maigre aux yeux bruns délavés qui m’évoque la salière, plus communément appelée cocotte en papier ou pouet pouet. Elle est toujours aussi gauche et toujours aussi repliée, mais je n’ai plus envie de la défroisser et et de la mettre à plat pour savoir si elle a réellement des questions et des réponses cachées dans les plis de ses intimes convictions. Je sais qu’elle n’en a pas, que son intimité ressemble au dimanche sec d’une fin d’été sans pluie dans la Creuse et que son tuyau d'arrosage est définitivement défaillant. Lorsque je me rends chez notre hôtesse qui sut si bien et si mal nous réunir, je ne peux m’empêcher de penser, planté devant la "pause déjeuner dans la mine", qu'il y a là un signe que je n'ai pas su voir à temps, bien que j'aie eu le tableau en face de moi durant tout le repas. A moins que je ne sois dans la grande "solitude du tapis de salle de bain", auquel cas il n'y avait rien à voir d'autre que ce qui est : la réalité d'un destin minimaliste, incontournable et médiocre. C'est ce qu'on appelle avoir le Pouet Pouet au derrière. Albert Whiteman : http://lepetitfrancofun.com/?p=126

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