Durant un mois de juillet dont j'ai un souvenir lourd et épais, Pauline me plongea dans une grande perplexité et cela commença à la seule évocation de son existence par mon ami Werther.
La cause de cette fascination ne sexpliquait pourtant ni par sa beauté, ni par la subtilité de son discret bavardage, ni dans les qualités qu'elle déployait naturellement dans ses relations avec autrui. Elle avait certes un peu de tout cela, mais pas de prime abord. Cétait une beauté quil fallait aller chercher pas à pas car lharmonie sy tenait dun seul bloc, sous les strates quune éducation sans discordance avait inaltéré.
Werther était né doté de multiples talents dont il usait avec légèreté et désinvolture, et bien que cela fut souvent exprimé par nos entourages respectifs lorsque nous étions enfants, je n'eus jamais le sentiment de sa supériorité, ni que cela me porta ombrage.
J'avais deux ans de plus que lui mais il m'arrivait de penser qu'une génération nous séparait, tant il accueillait ses contemporains avec enthousiasme, tandis que je me tenais paresseusement retiré dans un classicisme qui me fut néanmoins utile pour approcher mes semblables, et surtout me convaincre que je n'avais nul besoin, à mon âge, d'aller voir ce qui depuis longtemps ne représentait à mes yeux qu'une pâle copie souvent bien approximative des sources vives qui abreuvèrent jadis ma soif de connaissances.
Après vingt ans passés à l'étranger, Werther revint en France et nous reprîmes nos échanges.
Lorsqu'il fit la rencontre de Pauline, peu de temps après son retour, son excitation était telle qu'il m'en entretint jusqu'en des aubes déraisonnables.
Cet épisode nous ramena très loin en arrière, lorsque adolescents nous passions des journées entières dans les arbres à parler des filles, et nous fûmes à nouveau heureux comme dans ces temps anciens.
Il avait vieilli plus vite que moi. L'agitation et la confusion dans lesquelles sont précipités ceux que les miroirs obsèdent, n'ayant de cesse de se regarder dans les pupilles dilatées des femmes désirées, ont le visage bien souvent traversé de rides larges et profondes comme les fleuves que les courants n'ont pas épargné. Cela leur offre un atout de séduction supplémentaire dont l'apaisement se passerait bien, vieillesse oblige. Mais les voilà suant et soufflant encore.
J'avais vieilli, moi aussi, mais protégé de ces incandescences puériles.
Quelques femmes traversèrent ma vie, cela ne changea jamais rien, et mon visage resta longtemps celui d'un jeune homme inexpérimenté qu'aucun tremblement de coeur ne creusa de fissures.
Avant même de la connaître et tandis que Werther ne cessait de m'en dire de grandes choses, j'avais déjà esquissé dans mon esprit un portrait de Pauline, et lorsque je la rencontrai pour la première fois chez moi lors d'un repas que j'avais organisé à cette intention, je compris que mes sentiments à son égard étaient complexes, car si ma fascination pour elle était plus que vive, j'eus l'intime certitude que je ne l'aimerais néanmoins jamais de cet amour un peu replet qui nous fait parfois penser "comme une évidence" que nous venons de rencontrer cette "moitié" un peu ridicule qui manquerait à notre accomplissement.
Le temps passa. De cette étrange attirance pour cette femme je ne dis rien à Werther, et cela permit au trio assez joyeux que nous formions de survivre encore quelques temps.
Un jour elle vint me voir seule. Elle s'était fâchée avec Werther à cause de ses nombreuses absences. Elle lui soupçonnait des infidélités et souhaitait en parler avec moi. Je me montrai compréhensif et raisonnable, comme à mon habitude, lui expliquant que le tempérament de Werther méritait de la patience et qu'elle pouvait faire confiance à sa fidélité.
Tout cela était faux, bien entendu. Werther était amoureux de cette femme, mais c'était un homme fondamentalement infidèle à tout, à ses idées, à moi même, à sa famille qu'il avait tenu éloignée de lui durant vingt ans, et enfin à lui même, dont il ne cessait de trahir les promesses.
Semblant douter de mon explication, Pauline restait songeuse. Son visage, légèrement penché contre la vitre de la porte fenêtre du salon derrière laquelle des allées couvertes de pavots couraient le long du canal de Cambrai, se délitait imperceptiblement. Des ombres venaient peu à peu se coucher au bord de ses yeux.
Je ne la quittais pas des yeux. Tout convergeait vers ce point là qu'un fil invisible tendait entre elle et moi, ce point posé contre la fenêtre, immobile et pensant, qu'une légère inquiétude troublait à peine et qui devenait pour moi non plus l'objet d'une fascination obsédante, mais le seul but à atteindre, ce qu'elle sembla comprendre car d'un mouvement vif elle se retourna, s'approcha lentement de moi et m'offrit un visage que le désir crispait comme une souffrance lancinante, à moins qu'elle ne joua, ce qui convint mieux à mon imagination.
Alors qu'elle m'attend maintenant chaque soir dans l'appartement que nous partageons ensemble depuis quelques mois - nous sommes bien loin de Juillet - et que je sais, aussi sûrement qu'elle imagine le contraire, que rien de tout cela ne durera, je me demande comment je vais pouvoir lui expliquer quen réalité le véritable objet de ma fascination, c'est Werther.
Nous sommes comme deux éléments distincts entre lesquels les femmes forment un rayon de lumière qui, partant du désir de Werther, rebondit sur moi par un phénomène de réflexion que je ne mexplique pas, sauf à admettre que jaime Werther.
Ne pouvant néanmoins souffrir cette homosexualité latente, je me contente daimer les femmes qui le désirent.
"Et sur mon corps ton corps étend
La nappe de son miroir clair"
Voilà qui n'est pas simple.
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