Le milieu des années 70, sur la plage. Comment cela arrive si souvent, jécoute les deux vieilles dames qui parlent en tricotant.
Je les connais depuis toujours. Lune est dici, lautre est une parisienne venue sinstaller avec son mari retraité. Le bruit court quil a été garde du corps du général de Gaulle. Cest peut-vrai, qui sait. La seule chose qui compte vraiment est que je me trouve sur cette plage, à deux pas de la maison. Ce sont encore les temps reculés davant le disco et davant internet - et d'avant plein d'autres choses aussi. Comme je disais, les deux dames bavardent de tout et de rien, passant du coq à lâne et tortillant les orteils.
On entend le cliquetis insistant de deux paires daiguilles à tricoter. Lorsquelles ne trouvent plus rien à dire lespace de quelques secondes, elles comptent leurs mailles à voix basse, dun chuchotement que le bruit des vagues couvre à peine car cest un après-midi sans vent. Une mer dhuile, comme on dit.
- Vous navez pas trop chaud avec votre foulard sur la tête ?
- Si, bien sûr. Mais je ne peux pas faire autrement.
- Ah bon ?
_ Après tout, je peux bien vous le raconter. Cest à cause de la nouvelle coiffeuse. Celle qui a ouvert au printemps à côté du fleuriste. Ses parents ont longtemps été mes voisins et je sentais bien quil fallait que je fasse un geste. Alors jy suis allée, pour faire une bonne action. Je ne sais pas si ce sont les produits ou le sèche-cheveux, mais je suis sortie avec le crâne tout rouge. Et je ne vous parle pas des picotements.
_ Alors vous ne retournerez pas, forcément.
- Non, dautant plus quelle ma trop serré mes boucles. Pourtant, je lui avais dit : quelque chose dun peu flou. Flou, ce n'est pas bien difficile à comprendre, non ?
_ Tout de même, Anne-Aymone, quel drôle de prénom. Et je ne peux pas dire que je la trouve particulièrement sympathique.
- Vous avez raison, elle a lair pincé. Madame Pompidou était dun style plus agréable. Et jaimais bien aussi Madame de Gaulle. Elle navait lair de rien mais justement, son côté effacé nétait pas déplaisant.
- Georges Marchais me fait toujours autant rire, et pourtant, Dieu sait que je ne suis pas communiste. Comme je dis toujours à ces gens-là : le communisme, si cest que vous voulez, tant mieux pour vous mais rien ne vous empêche de prendre un billet pour Moscou. Chez nous, franchement, non merci.
- En tout cas, Raymond Barre, jai un peu de mal à my habituer. Je le trouve mou. Oui, cest ça : pas antipathique mais mou. Chirac était plus dynamique. Un peu trop, même. Il paraît que le courant ne passait pas avec GIscard. Mais il présentait bien.
_ Au fait, voilà que je me rappelle plus. A côté du fleuriste, chez votre coiffeuse justement, il y avait quoi avant ?
- Rien du tout. Un logement. Mais jusque dans le milieu des années soixante, il y avait encore la droguerie. Cétait bien pratique. Vous navez sans doute pas connu parce vous étiez encore à Paris.
- Ah bon, une droguerie ? Ils ont fermé à cause de lhypermarché qui a ouvert dans la zone ?
- Pas du tout. Oh les pauvres, si vous saviez. Cest arrivé un lundi, le jour de la fermeture. La dame était partie faire des courses en ville. Quand elle est rentrée le soir figurez-vous quil y avait un mot écrit sur la porte de lappartement : Ne rentre pas seule ce soir. Son mari sétait fait sauter la cervelle avec son pistolet. On a dit quil était malade. Ou quil buvait, je ne sais plus.
- Et vous ne regrettez pas Paris ?
- Pas du tout. Cétait très bien pour la carrière de mon mari mais nous navons jamais vraiment beaucoup aimé la ville. Jaurais bien aimé la Côte dAzur mais lui non, il trouve quil fait trop chaud.
- Il a raison. Moi, quand je descends chez ma fille à Manosque, jai toujours un peu peur du temps. Lhiver le mistral me glace et lété les cigales mempêchent de faire la sieste. Ici aussi bien sûr quil y a du vent mais je ne sais pas comment dire. Ce nest pas pareil. Même par grosse tempête ce nest jamais déplaisant. Dailleurs, en Provence, il y a beaucoup de gens de nos âges qui viennent passer quelques semaines en Bretagne pendant lautomne, pour respirer. Je les comprends.
_ Je vous ai dit que nous avons la télé en couleurs ?
- Non, mais maintenant je le sais. Nous aussi, nous lavons. Depuis quelques mois.
- Pour les films et les documentaires, cest très bien. Le commandant Cousteau, maintenant cest autre chose quen noir et blanc. Mais on ne peut pas dire que les programmes se soient beaucoup améliorés.
- Cest toujours la même chose. Bis repetita, comme dirait mon mari. Par exemple, il y en a une quil ne peut plus supporter, cest la pauvre Danièle Gilbert. Elle nest pourtant pas bien dérangeante.
- Le mien ne supporte pas Guy Lux. Dailleurs il y a deux choses quil ne peut pas supporter : Guy Lux et que je passe laspirateur. Alors quand je veux avoir la paix, je sais quoi faire.
- Oh non, ça durait depuis des années. Et sa femme le savait. Une maîtresse à trois-cent mètres de chez soi, quelle idée - ça ne passe pas longtemps inaperçu.
- Et cest arrivé comment ?
- Cest elle qui la menacé de faire un scandale sil ne divorçait pas. Alors il est allé la supplier un après-midi et elle, pas démontée pour un sou, elle lui a dit que cétait fini. Il paraît quelle na pas vu tout de suite parce quelle était dans le fond du jardin, et cest en rentrant quelle la trouvé dans la cage descalier.
- Cest vrai quelle a téléphoné à sa femme ?
- Oui, parfaitement. Elle lui a dit tu ferais bien dappeler les pompiers, ton imbécile de mari sest pendu chez moi et je ne bougerai certainement pas le petit doigt pour le décrocher.
- A propos daspirateur, cest Madame Gautier là-bas ?
- Oui, mal attifée comme ça il ny a quelle. Mais quel rapport avec laspirateur ?
- Figurez-vous que cest une maniaque de la propreté. Elle javellise son garage tous les jours, par peur des microbes. Et vous savez ce quelle et son mari font tout lété ? Tenez-vous bien : ils vont prendre leur douche au camping municipal, pour ne pas avoir à salir leur salle de bain.
- Cest vrai ce quon dit ? Que son mari a une perruque ?
- Cest tellement vrai que je peux vous le jurer : jétais en train dacheter mes huîtres le jour où elle sest envolée en plein marché. Elle a volé à quatre mètres. On ne devrait pas rire des ces choses-là, mais on peut pas sen empêcher.
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