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Le procès de Barbotte par Tcherenkov

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Hier matin j’ai vendu vingt tickets d’entrée à un groupe de singes venus voir Agathe. Ensuite j’ai demandé à ce qu’on me remplace parce que je voudrais bien suivre le procès de Barbotte, sa mère, pour qui c’est le premier enfant. Agathe est le clou du zoo. Elle a été abandonnée à la naissance et se trouve dans une chambre chaude. Les biberons ont lieu à des heures régulières et le public est invité à assister à la tétée. C’est Raymonde, la plus vieille femelle du zoo, qui est chargée de lui donner le biberon trois fois par jour. La chambre chaude est entourée de vitres, on peut voir Agathe à n’importe quelle heure de la journée, autour d’elle on a installé des jouets, parce qu’elle commence à se traîner à quatre pattes et que c’est très drôle de la voir s’asseoir tout d’un coup sur son derrière en suçant son pouce. De temps en temps elle rampe jusqu’à la vitre et on dirait qu’elle sourit en vous regardant. Les bébés humains ont toujours beaucoup de succès car ils n'ont aucun poil et leur peau est souvent toute plissée comme celle des vieillards. Dans une autre cage, beaucoup plus vaste, pas très loin de celle d’Agathe, se trouvent d’autres humains qui préparent le procès de Barbotte. A l’entrée, afin de faciliter la compréhension des échanges qui vont se dérouler dans la ménagerie tout au long de la journée, on a installé des guides audio qui proposent une traduction simultanée, ainsi que des explications sur les termes très techniques que les humains utilisent dans ce genre d’assemblées. Chez les humains, il est assez rare qu’une mère abandonne son enfant. Lorsque c’est le cas, des mâles et des femelles se réunissent et décident d'une punition. On fait appel à d’autres humains qui ont accompli de longues études sur le sujet. Même si leur avis n’est pas toujours très pertinent, la longueur de leurs études joue beaucoup en leur faveur. D’autres mâles et femelles se tiennent sur le côté et écoutent. C’est eux, à la fin, qui décideront de la punition. Si la femelle est jugée coupable, elle sera enfermée dans une cage spéciale durant un certain nombre d’années qui varie selon le principe des circonstances atténuantes. C’est pour cette raison, en partie, que le juge demande à ce que tous les détails de la vie de la femelle soit exposés devant les autres humains présents au tribunal. Le guide audio vous explique qu’il y a deux types d’enfermement. Il y a l’enfermement simple, dans une cage à barreaux, qui n’a rien à voir avec les cages en verre derrière lesquelles les humains sont enfermés. Ce sont des cages isolées et fermées au public. Au zoo il y en a deux. Elles servent peu car nous évitons le plus possible que les humains se rassemblent. Ce qui n’est pas toujours facile car ils trouvent toujours une bonne raison pour se réunir et palabrer. Il y a également l’enfermement double. C’est une cage également isolée et fermée au public, mais sans barreaux. L’humain y est soumis à des traitements qui le rendent inoffensif lorsqu’il est jugé dangereux. La plupart du temps, ces traitements sont à base de produits spéciaux qu’on mélange à sa nourriture. Un spécialiste vient régulièrement le voir et il doit lui raconter sa vie en détail et surtout son enfance. C’est une spécificité humaine assez curieuse qui consiste à utiliser un traitement qui associe le langage, la mémoire et l’associations d’idées. Bien que les rassemblements soient interdits, nous autorisons exceptionnellement les procès, parce qu’ils font toujours venir beaucoup de singes au zoo et que cela constitue une attraction familiale exceptionnelle. Les humains avaient demandé trois jours pour ce procès. Nous ne leur avons autorisé qu’une seule journée. Leur justice est d’une lenteur extraordinaire et il n’est pas certain que trois jours suffisent car ils ont mis au point un système qui permet aux différentes parties de refuser le jugement, auquel cas un nouveau procès doit s’engager. Les humains sont des animaux dociles et relativement gentils. Un couloir spécial permet aux singes qui les visitent de les caresser à travers des vitres percées d’ouvertures de la taille d’une main. Ils ne mordent pas mais font preuve néanmoins d’une grande susceptibilité. Lorsque vous vous approchez d’eux et que vous leur faites un compliment, ils se trémoussent et vous montrent leurs dents en émettant un espèce de hahaha un peu nerveux. Ils sont particulièrement réceptifs à tout ce qui touche leur apparence. S'ils vous entendent émettre des critiques peu flatteuses à leur égard, ils se montrent extrêmement déprimés ou au contraire agressifs, parfois les deux. Il vaut donc mieux toujours les caresser dans le sens du peu qu'il leur reste de poil. Le procès a commencé, Le directeur du zoo vient d'arriver, il s’appelle Bongo, c’est un gorille. C’est le premier à avoir eu l’idée de capturer des humains et de les installer dans un zoo. Cette initiative a été largement soutenue car les humains, en voix d'extinction, vivaient assez librement dans de grandes réserves naturelles et ne se reproduisaient plus. Depuis qu'ils vivent dans des zoos, le taux de reproduction est passé de 1 à 10 naissances annuelles. Les singes s’installent à même le sol, devant la cage où se déroule le procès. Barbotte est assise sur le côté, elle n'est pas attachée comme cela arrive parfois. C’est une femelle peu nourrie, maigrichonne et visiblement amorphe. Des témoins viennent raconter ce qu’ils pensent de Barbotte. Nous, ici, nous les connaissons tous et nous savons très bien que ce qu’ils racontent n’est pas toujours vrai. Nous connaissons par ailleurs le juge, les jurés, les psychologues et les experts, et tous les spécialistes convoqués aujourd’hui. Eux ne se connaissent pas tous. Le zoo est grand et compartimenté. Mais nous, qui les nourrissons tous les jours, nous voyons bien de quelle manière ils procèdent pour jouer au mieux leur rôle, et nous sommes à chaque fois époustouflés par la constance et par l’application qu’ils mettent dans leurs répliques et leurs attitudes, y compris Barbotte, qui a commencé à pleurer dans son box en baissant la tête, jouant ainsi parfaitement son rôle de victime. Car la justice des humains est à ce point compliquée que l'on est souvent coupable et victime en même temps. L'avocat porte son déguisement habituel, une longue robe noire affublée d’une fourrure blanche autour du cou qui pendouille sur l’épaule. Il défend Barbotte. C’est le rôle le plus difficile car en principe, dans ce jeu là, il a tout le monde est contre lui. Les avocats ont fait des études et ont un diplôme qui leur permet de défendre tous les humains qui en ont besoin. Mais un avocat ne peut pas être mécanicien dans un garage, et un plombier ne peut pas être médecin. Les humains ont fabriqué des tas de métiers dont personne ne peut se servir. La journée a été longue, nous avons du mettre à disposition des camions entiers de bananes mais tout s’est très bien passé. Barbotte a été punie de huit ans d’emprisonnement simple et les singes ont applaudi le verdict. Lorsque tous les singes ont quitté le zoo, le directeur est venu féliciter Barbote qui avait déjà retrouvé Agathe. Barbote a donné naissance à Agathe, c’est son troisième enfant, la famille se porte très bien et tout ce que je vous ai raconté est faux. En réalité, et bien que le taux de reproduction des humains soit effectivement en progression, la société des humains n’existe plus et les rituels de tous ordres qui la structurait ont donc disparu. Les humains, ici, sont plan-plan peinards. La plupart du temps ils mangent, boivent, forniquent, jouent et dorment. Ils sont totalement entretenus par nos soins et n’ont pas à chasser. De temps en temps, le directeur leur demande de mettre en place un spectacle ayant un lien avec leurs traditions, rituels ou fêtes passés, en échange de quoi le directeur leur donne des billets de papier qui leur servaient avant pour obtenir tout ce qu’ils voulaient. Aujourd’hui ça ne leur sert plus à rien mais ils ont gardé une sorte de ferveur pour ces billets qu’ils enterrent dans un coin de leurs cages. Pour la prochaine fois, le directeur leur a demandé de jouer l’élection du président de leur république. Personnellement je n’ai encore jamais vu ce spectacle, pas comme Bongo, qui a déjà tout vu et dit que c'est un des spectacles les plus drôles auquel il a assisté. Bongo dit souvent que sans les humains, il serait mort d'ennui depuis longtemps et je crois que si j'étais un être humain, j'éprouverais certainement un sentiment de tristesse à l'entendre dire ça à longueur de temps. Chez les humains c'est quelque chose qu'on ne dit pas devant ses enfants lorsqu'on est père. Et Bongo, c'est mon père. Mais comme je suis un singe ça ne me fait ni chaud ni froid. Je ne connais pas mon bonheur.

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