Une jeune écrevisse quelque peu réfractaire
Aux conseils de prudence et de civilité
Et prisant plus que tout la spontanéité
Riait quand on tentait de la faire taire.
Le cancre (c'est ainsi qu'autrefois on nommait cette espèce)
Le cancre était une drôlesse
Curieuse de tout, passionnée ;
Rien ne pouvait l'appoltronner
Pas même les puissants crochets
De son vieux maître, le brochet.
Celui-ci s'était pris pour elle de tendresse,
Il aimait qu'elle fût intrépide, courût le mascaret,
Qu'elle fouillât la ripisylve, joueuse, sans arrêt.
Aussi retenait-il sa féroce morsure
Dont tant d'autres avaient connu jadis la mortelle blessure,
Lorsqu'elle lui riait au nez.
Du reste il se lassait de ressasser les vieux couplets,
Qu'il convient de dire "s'il vous plaît",
Qu'à grimacer dans le courant on peut rester vilaine,
Ou qu'un enfant bien élevé ne rote pas la bouche pleine,
Qu'on ne suce pas les bonbons des inconnus
Et qu'il est de bon ton qu'on s'isole
Quand on ôte sa camisole
(un peu de tenue !)
Cependant il tentait de lui composer un viatique
De l'instruire des périls aquatiques
De la prémunir des menaces guettant l'imprudente écrevisse
Trop occupée de sa maraude ;
Soit que soudainement émue
Elle s'échauffe, elle rosisse
Et se signale au prédateur qui rôde,
Soit qu'elle mue,
et, libre de sa carapace,
qu'elle s'offre sans défense à l'appétit rapace.
Pour ne pas lasser l'ingénue
Sur un ton de baguenaudage
Il inventa quelques curieux adages
Loin des formules convenues
Pleins de préceptes incongrus,
De poésie, et de mots crus :
"Si lon vous surprend toute nue, mettez pudiquement une main sur votre visage et lautre sur votre con; mais ne faites pas de pied de nez avec la première et ne vous branlez pas avec la seconde."*
"Le soir, quand madame votre mère vient vous border dans votre lit, attendez pour vous branler quelle ait quitté la chambre."*
"Si laddition quon vous donne à faire produit le nombre 69, ne vous roulez pas de rire comme une petite imbécile."*
La cancresse apprit l'ironie, le cynisme, un brin de méfiance,
à défaut des bonnes manières.
Le brochet la laissa frayer elle en avait quelque impatience !
Un jour, dans une cressonnière,
Un jeune cancre impétueux
Lui fait découvrir les délices des abandons voluptueux.
De tendresse en admiration,
Elle oublie son éducation,
Tombe sous sa domination.
Il est beau, il est philanthrope, il est son cancre superbe et généreux
Et pire : elle le rend heureux.
Il la veut toute : elle oublie la prudence
Elle oublie même son indépendance.
Elle va muer, il veut rester, elle l'accepte,
Foin de pudeur, foin de méfiance, foin de préceptes.
Qui n'a cédé ainsi, se croyant adoré ?
Or, fût-il amoureux, le cancre est cannibale : sitôt qu'elle eût quitté sa carapace,
L'autre, pris de fureur rapace,
N'eut qu'une envie : c'est de la dévorer.
La conscience a de ces mystères : en premier lieu elle faillit se jeter entre ses chélipèdes,
S'y réfugier. Mais dans l'instant lui vint en aide
(où l'instinct de vie va-t-il se nicher ?!)
Le souvenir des leçons du brochet :
"Ne vous mettez pas à la fenêtre pour appeler les passants, même si vous avez grande envie de baiser, et personne pour vous satisfaire."*
Et dans le même temps, elle sentit la menace, se vit en perdition.
La frayeur lui fut source d'inspiration :
elle cracha, toussa, répandit glaire et postillon,
tant et si bien joua le rôle de cacochyme subclaquante qu'elle dégoûta le cancrillon
et qu'il s'enfuit si vite à reculons
qu'il s'alla fourrer dans la gueule du brochet qui veillait au grain
et n'en fût pas chagrin.
Moralité :
Qui veut grandir doit apprendre à se protéger
Lorsque la mue le met à nu.
Non seulement des inconnus,
Mais des amis, des congénères, des amants : n'importe qui peut vous manger.
Moralité 2 :
Plus sûr est un vieux brochet amoureux qui sublime
Qu'un jeune cancre qui lime.
*Pierre Louÿs, "Manuel de civilité pour les petites filles à lusage des maisons d'éducation"
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