Je vais sans doute passer pour un emmerdeur aigri et réactionnaire, incapable de comprendre le plaisir simple quil y a faire des choses plaisantes et agréables. On me la dailleurs dit un jour sur un forum, un de ces freluquets comme on en voit dans les festivals de théâtre et qui ensuite vous soulent en répétant cent fois jy étais, cétait bon, et jai tout particulièrement apprécié
. Dans son bac à sable, je lai renvoyé. Parce que ses propos étaient de ce niveau-là.
Mais ce nest pas de théâtre que je veux parler. Mais de lart de rouler en ville à bicyclette, plus précisément à Berlin puisque cest ici que je vis. Si jhabitais aux Pays-Bas, jimagine que je néprouverais pas lagacement qui me bouffe ici un peu plus chaque jour. Les hollandais sont des êtres paisibles, qui apprennent pour ainsi dire à pédaler dans le ventre de leur mère. Adolescents ou adultes, ils continuent ensuite à pédaler sans agressivité, le plus naturellement du monde puisquil sagit là pour eux dun mode de déplacement naturel. Tout se passe en bonne harmonie entre deux- et quatre-roues, et le piéton trouve sans difficulté sa place dans cette innocente circulation.
Dans une ville de barbares et dexcités, il en va tout autrement. Je me sens même certains jours pousser de grandissantes envies de meurtre en observant le spectacle de la rue, et il ne fait désormais plus guère de doute quun jour une grande gifle partira.
Rouler en deux-roues à Berlin nest pas une occupation anodine. Cest au contraire un geste politique, une affirmation de soi dune importante portée symbolique. Le cycliste dici ne sourit jamais, même lorsque la brise de juin vient doucement fouetter ses bras. La brise, ce nest pas une chose importante. Cest une futilité méprisable. Ici, il est toujours question dengagement. Le cycliste est être éco-conscient qui saffirme, qui démontre, qui entend être vu. Cest un peu comme la dame qui fait ses courses au marché bio, qui elle aussi ne sourit jamais lorsquelle achète ses haricots certifiés sans pesticides. Cette dame-là, voyez-vous, est en train de sauver le monde, la planète. Il ne lui viendra jamais à lidée de penser quune bottes de radis, cest joli. Cela aussi, futilité. Seule compte pour elle la virginité du radis, sa conformité, et la croisade quelle mène en faisant ses emplettes mérite une grande rigidité dattitude. Car on ne plaisante pas lorsquon est investi dune sainte mission. Pour résumer, le cycliste éco-conscient se reconnaît à sa posture exemplaire et à son air constipé.
Lautre espèce, la pire, la plus déconnante dans son comportement, est celle du deux-roues qui fait chier tout le monde, parce que pour lui, tout le monde, cest de la merde. Sa bicyclette à lui, souvent pourrie entre parenthèses, est un autre genre de cheval de croisade. Cest une bicyclette qui fait de la politique à un haut niveau. A un niveau que tout le monde ne peut pas comprendre, sauf lui. Et comme il se sent au dessus de tout le monde, il ne va que dans des bars où la bière est uniquement servie en bouteilles, car la bière pression, justement, cest pour tout le monde, et il tient par-dessus tout à éviter à être mainstream.
Les feux rouges ? Evidemment quil les brûle, aussi souvent quil peut, car les feux rouges sont de bourgeoises installations servant les profits du capitalisme en permettant la fluidité dacheminement des biens et des marchandises. Dailleurs, les automobilistes aussi sont tous daffreux bourgeois quil convient de mépriser, de même que les gens qui roulent en taxis. Il y a aussi les imbéciles utilisent les transports en commun, et il est donc on ne peut plus normal de rouler sur les voies réservées aux bus, parce que dans les bus, comprenez bien, il ny que des crétins qui paient leur abonnement tous les mois - tu comprends, le bus, le métro, ça devrait être gratuit.
Un exemple précis ? Il y un an, un vendredi soir où je prenais mon service à 21 heures. Petit bavardage avec ma collègue Brigitte, qui vient de fêter ses soixante ans, et terminait le sien. Elle était heureuse, parce quencore quatre jours et cétaient ses vacances. Ses Vacances ? Vers minuit, elle ma appelé de lhôpital, dune voix éteinte. On la gardait pour la nuit en observation pour voir si les contusions dont elle était couverte ne cachaient rien de plus grave. Le plus choquant pour elle, cétait que le cycliste qui lavait renversée ait pris la fuite, sans même se retourner. Comme si elle nétait rien. Ses vacances ? Les bleus ont mis trois semaines à seffacer. Des douleurs, de la fatigue, un abattement moral. Cétait surtout la jambe gauche qui lui faisait mal, celle qui était la plus abimée. Elle ne se savait pas encore quun caillot de sang sétait formé. Ni que la thrombose couvait. Lembolie pulmonaire sest déclarée deux jours après son retour à Berlin. Lopération a pu être évitée de justesse, mais Brigitte est restée un mois hospitalisée. Cétait début juin, elle na pu recommencer à travailler quen décembre. Elle va bien, dans lensemble, mais tout ce quelle faisait autrefois facilement lui demande encore aujourdhui deux fois plus defforts quauparavant.
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