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L'Ours, la Dame et l'Hippopotame par Brian K

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C’est encore un de ces vendredis où je prends mon service à l’hôtel peu avant vingt et une heures. Un vendredi qui sera très calme. La date ? Il y a un peu plus d’un an, au tout début avril si je me rappelle bien, Environ une quinzaine après la mort brutale de l’ours Knut, foudroyé par une encéphalite aiguë un après-midi de mars alors que de nombreux visiteurs sont massés devant son enclos. Depuis sa naissance, le brave animal était en même temps la star incontestée du zoo de Berlin et la mascotte de la ville entière – ce qui biensûr indifférait les gens qui n’aiment pas les animaux et ulcéraient ces grands défenseurs de la nature que ce sont les ennemis jurés des zoos. Les deux dernières minutes de sa vie ? Un bain de soleil sur son rocher préféré, une inexplicable série de deux douzaines de tours sur lui-même. Juste après cette inquiétante danse, sa dernière tentative pour se lever. Puis, alors qu’il est debout, le geste saccadé des membres supérieurs, la chute dans l’eau à quelques centimètres en contrebas – une eau verte où il se débat quelques secondes avant de cesser définitivement de rouler sur lui-même. Voilà, tout est fini pour le vaillant mammifère de quatre ans – mais ceci n’est pas notre histoire. Le temps qu’il fait ? Assez beau pour un début de printemps berlinois. Des matins frais, des après-midi de ciel gris pâle légèrement bleuté. Il fait indiscutablement doux ; les promeneurs sourient, ignorant que six semaines de grande chaleur vont bientôt cuire chaque centimètre de la ville. Ignorant tout autant qu’ensuite l’été sera d’une épouvantable médiocrité. Et ceci n’est pas non plus notre histoire. Ici, maintenant que le décor est planté, je m’amuse à penser que je pourrais écrire n’importe quoi. Raconter je ne sais quelle péripétie comme il s’en produit tant dans un hôtel de cinquante chambres. Dresser le portrait de n’importe quel client sortant un tant soit peu de l’ordinaire sans me soucier de savoir s’il était présent ce jour-là ou pas. Personne n’en saurait rien. Au moment où j’écris ces lignes, je sais que je pourrais parler sans gêne et sans embarras de Madame X ou de Monsieur Z qui ne séjournaient ni l’un ni l’autre chez nous le samedi en question. Ou encore du vieux dégueulasse de la 212, cet immonde porc qui passe ses après-midi dans des bordels et a essayé de baiser toutes les serveuses du petit déjeuner et a d’ailleurs probablement réussi avec la brave Anna, qui n’a jamais réussi à percer les mystères de la cuisson des œufs durs. Mais non, je ne le ferai pas. Ce qui suit sera la stricte vérité. C'est-à-dire quelques jours dans la vie de Madame Spengler, Ulinor de son prénom. Une inconnue pour moi car elle a enregistré chez nous dans l’après-midi. Je ne sais pas encore qu’elle a atterri à l’aéroport de Tegel vers quatorze heures, à bord d’un avion appartenant à la flotte d’une compagnie autrichienne. J’ignore tout autant qu’elle a voyagé seule, qu’elle a effectué seule le trajet en taxi jusque chez nous. Et surtout, j’ignore encore qu’aussi longtemps qu’elle restera dans nos murs, elle va me faire sourire, me charmer, m’épater et m’offrir une semaine de pur enchantement. Nous faisons connaissance vers 22 heures, alors qu’elle s’avise de m’appeler à la réception. La conversation va être assez longue. Un hasard heureux veut que je ne sois guère occupé à ce moment-là, ce qui facilitera ma tâche le moment venu pour moi de régler le petit souci qu’elle s’apprête à me confier d’une voix flûtée et à peine chevrotante. - La Réception ? -- Oui madame. - Voilà, je suis la dame de la chambre 508. Euh, attendez un peu. Si, si, c’est bien ça, 508. Figurez-vous que je vous appelle parce que… Oh, voilà que ça me reprend. J’en étais à la chambre 508 et je ne sais plus ce je voulais vous dire après. - Je vous vois sur mon tableau, Madame Spengler. Vous êtes arrivée de Vienne cet après-midi. - Oui, tout ça est vrai. Mais entre parenthèses je suis née ici, à Berlin, quartier de Wedding. Et ce n’est pas non plus ce que je voulais vous dire, flûte, flûte et flûte. Ah si, maintenant ça me revient. Je vous appelle parce que j’ai un souci. Comme j’ai plus de quatre-vingt-dix ans, je suis sous télésurveillance à mon domicile. Chez moi, c'est-à-dire dans le Tyrol. J’ai un boîtier sur lequel je dois appuyer plusieurs fois par jour pour dire que tout va bien – ça, c’est le bouton vert. Le gros bouton rouge, je n’en ai encore jamais eu besoin. Et mon souci, justement, c’est que j’ai oublié de signaler mon absence à la Croix Rouge. Comme je n’ai pas appuyé sur le bouton vert, ils vont téléphoner chez moi. Et si je ne décroche pas, ils vont venir en urgence, avec de gros moyens – vous comprenez bien. D’ailleurs, décrocher, je ne vois pas comment je pourrais. Vous pensez que vous pouvez les contacter de ma part ? La Croix Rouge, dans le Tyrol, et tout leur expliquer pour qu’ils ne se déplacent pas inutilement ? Je la rassure ; je raccroche, pensant une fois de plus que l’imprévisibilité des situations est un des charmes de ce métier. A ce titre, je suis d’ailleurs loin de me douter que dans moins d’un mois je vais devoir venir en aide à un amnésique ayant oublié le nom et l’adresse de l’hôtel où il est descendu – ce qui sera l’objet d’une autre histoire, un autre jour. La Croix Rouge autrichienne, plus précisément celle du Tyrol ? Une institution d’une efficacité remarquable. Seulement deux interlocuteurs. Une standardiste souriante, puis, moins de deux secondes le permanent de nuit à qui je m’empresse de confier le souci de ma cliente. Pas la moindre hésitation dans sa voix, Je ne l’entends même pas frapper les touches de son clavier puisqu’il me répond directement : - Madame Spengler, c’est bien ça ? Ah, si vous ne voulez pas la tracasser, vous ne lui dîtes rien. Vous ne lui dîtes pas que nous avons foncé chez elle avec une ambulance et les pompiers, ni qu’ils ont réellement failli enfoncer la porte d’entrée à la hache parce que le serrurier avait quelques secondes de retard. Mais elle n’a rien, la porte, et c’est la voisine qui nous a dit que Madame Spengler est en vacances. Et, après un petit quart d’heure, soit le temps de boire mon premier café de la nuit, et tout en me demandant quel nombre se cache réellement derrière la formule « un peu plus de 90 » : - Madame Spengler ? Vous pouvez dormir tranquillement. Le nécessaire est fait. Dormir tranquillement, c'est-à-dire au prix d’une légère omission des faits. J’ai décidé de ne pas épouvanter ma cliente étourdie par le récit inutile d’une intervention mouvementée. Elle fera de beaux rêves, me suis-je avisé, et non pas d’affreux cauchemars hantés de haches et de téléphones qui sonnent dans le vide. De beaux rêves pour une amusante dame âgée dont je découvrirai peut-être le visage le lendemain si elle descend tôt prendre le petit déjeuner qu’elle a commandé. (à suivre...)

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