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L'Ours, l'Hippopotame et la Dame - Suite et Fin par Brian K

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Une quasi centenaire courbée sur une canne à lourd pommeau d’ivoire ou en sévère bec de canard ? Rient de tout cela. Vers huit heures, c’est elle qui sort la première de l’ascenseur, droite comme un I, élancée, et c’est ma fatigue qui m’empêche de sursauter de surprise. Les yeux lourds, je découvre devant moi une femme qui pourrait passer sans exagération pour une très jeune septuagénaire. Un pantalon bleu marine dont les plis impeccables tombent sur des escarpins bicolores portant fièrement quatre centimètres de talons. Un blazer dans les tons beiges rose thé, discrètement fleuri mais d’un chic fou et très sobre. Les cheveux, visiblement permanentés de la veille, sont d’un blond doré évoquant une crème légèrement brûlée, à peine caramélisée. Un teint lumineux, une science évidente du maquillage, un sourire inaltérable : c’est à peine si elle semble un rien effritée. Et soudain, je me sens vaguement triste. Triste parce que je rentre dormir dans une heure et que je préférerais continuer à la regarder aussi longtemps qu’il est permis. Triste et aussi un peu jaloux. De la réception, il est évident que je ne pourrais pas la voir déjeuner. Une fois arrivée dans la salle, je sais qu’elle sera livrée à mon collègue Jérémy. Jérémy, un garçon d’un dynamisme épuisant, souvent irréprochable dans son service mais un rien bourrin, il faut le dire. Et c’est lui, ce grand moulin à parole soûlant, qui va maintenant pouvoir profiter de sa radieuse présence. En quoi, je ne me trompe pas. Devant moi, il tombe instantanément sous le charme irrésistible de Madame Spengler que j’ai tenu à accompagner jusqu’à lui. Bien qu’évoquant souvent le sexe féminin en des termes imagés de consommateur allant droit au but et sans manières, il ne peut s’empêcher de sourire d’un sourire fin et délicat alors qu’elle avance vers lui, juste quelques pas devant moi. Il fond en la voyant approcher de sa démarche assurée, à peine flottante. Il fond, et il a la finesse de comprendre en une fraction de seconde que c’est un ange rare et spécial que je viens lui confier. Lorsque je passerai le saluer avant de quitter mon service, il m’écoutera sans perdre un mot le récit du bouton vert et du bouton rouge, ouvrira des yeux grands comme des soucoupes à l’énoncé du chiffre 90. Elle est magique, résumera-t-il avant de me souhaiter bonne nuit. Et je pressens qu’il saura trouver tout à la fois le ton juste, l’attention – il sera parfait. Que fait-elle de ses journées, pendant que je dors ? Elle me le raconte par petites bribes éparpillées, chaque matin où nous nous voyons. Elle visite pour la dernière fois, sans doute rêveusement, la ville où elle née il y près d’un siècle, une ville qu’elle n’a pas revue depuis vingt ans. Une ville où il lui reste une simple cousine pour toute famille. Ici ou là, elles se donnent rendez-vous pour aller visiter tel ou tel lieu – mais madame Spengler apprécie également de se déplacer seule, en taxi. Elle me parle du zoo, dont elle trouve toujours aussi magnifique la Porte Eléphantine. Me raconte que dans l’immense bâtiment de l’Aquarium, dans les années trente, un gardien faisait ses rondes de nuit accompagné d’un varan de Komodo, et cet étrange dragon de trois mètres de long l’accompagnait dans ses déplacements aussi fidèlement que l’aurait fait un banal chien de surveillance. Il est également question de Knautschke, le célèbre hippopotame. Knautschke, un des rares pensionnaires du zoo à avoir survécu aux bombardements. Jusqu’au jour où il devait succomber sous la charge de son fils ingrat, suite à une question de rivalité au sujet de Bulette, fille de l’un et sœur de l’autre, et dont ils avaient durant un certain temps tous deux fait leur maîtresse légitime et consentante. Sans nostalgie, elle parle de ce qui a été, de ce qui n’est plus et de ce qui a remplacé ce qui n’est plus. J’imagine qu’elle cherche des traces, qu’elle confronte ses souvenirs à la réalité, s’amusant sans doute de ce jeu de miroir entre le regard et la mémoire. Car s’est femme qu’un rien amuse. Comme ce deuxième matin, où elle vient vers moi pour régler sa note. Elle s’interrompt un court instant en voyant un jeune couple qui souhaite me déposer sa clé – la trentaine molle, l’air de pas grand-chose.. Elle les observe avec toute l’attention de son regard pétillant, et ne peut s’empêcher de rire doucement une fois qu’ils se sont éloignés. Puis, avec une certaine fatalité accompagnée d’un léger haussement d’épaules : - L’ennuyeux, voyez-vous, c’est que je ne sais même pourquoi je ris. C’est comique, non ? Je rie, mais je rie…. Ah oui, je voulais vous régler la note. La facture est déjà prête ? - Non seulement prête, mais déjà réglée. Le jour de votre arrivée. - Vraiment ? Alors ça aussi décidément, c’est comique, faire les choses sans s’en rendre compte. Un rien me fait rire et par moments j’oublie tout. Je vous ai dit que je suis née tout près d’ici, et que j’ai grandi juste en face du tribunal ? Le tribunal est toujours debout, mais l’immeuble n’existe plus, comme tant d’autres. Toutes ces ruines, à l’époque. Et curieusement, quand j’y repense ça ne me fait rien du tout. Et je souris, sans lui dire que sais déjà ces choses-là. Charmante, mais ancrée dans l’irréalité de son monde. Et d’une naïveté qui n’est pas sans me préoccuper. Dans son porte-billets qu’elle a ouvert devant moi, j’ai largement le temps d’apercevoir un centimètre bien tassé de grosses coupures. Billets de cent verts, billets de deux cents jaunes, et même aussi un peu de violet – une effroyable épaisseur, une imprudence totale pour une dame aussi distraite. Son élégant sac à main qui serait si facile à arracher dans la rue pendant qu’elle regarde les gens, les immeubles. Ou encore, elle pourrait l’oublier dans un taxi – encore que non, cela me semble improbable car Madame Spengler date d’une époque où les femmes savaient tenir leur sac : avec une certaine fermeté élégante, sans jamais sans séparer un instant. Pour ma tranquillité, il faut quand même que je l’informe que nous disposons d’un coffre-fort, et que si elle le souhaite, elle peut y déposer une partie de ses espèces : - Vous croyez, vraiment ? - Je ne veux pas vous inquiéter, mais par prudence, à votre place je le ferais. La foule, tous ces déplacements que vous faîtes, ce serait trop bête. Un simple reçu à signer, et l’argent serait alors sous la responsabilité de l’hôtel. Comme s’il pouvait lui arriver quelque chose, elle qui est venue rêver, descendue tout droit de sa planète de coton. Comme si les faits divers à la une des journaux étaient autre chose que de simples mots privés de réalité. Mais elle finit par admettre que je n’ai peut-être pas tort. Quelques millimètres de billets sortent de l’étui en cuir. Deux mille euros, que je glisse dans une enveloppe autocollante blanche sur laquelle j’agrafe le certificat du dépôt. Et trois agrafes valent mieux qu’une. Et comme tous ces matins-là, vers neuf heures, je suis allé prendre mon métro. Ligne 6, une de celles qui passaient sous le secteur soviétique. Entre les stations Reinickendorfer Straße et Kochstraße, les rames circulaient sans s’arrêter. Personne ne montait et personne ne descendait. Et cela a été comme ça pendant près de trente ans. Je change de ligne à Friedrichstraße. Quelque part dans un couloir du S-Bahn, entre le vomi et les canettes de bière, une portion de mur couverte de carreaux de faïence passablement ternis - une sorte de gris-beige blanc cassé poussiéreux et sans intérêt. Un discret panneau indique que cette triste mais historique céramique date de 1936, l’année des jeux olympiques de l’autre fou. Friedrichstraße, justement, la plus grande rue de Berlin. Si longue que d’après la légende on peut y observer la rotondité de la Terre. Encore que, je ne sais pas – il est bien connu que toutes les légendes berlinoises sont fausses. Je suis presque certain que Madame est venue dans cette rue, ou qu’elle va venir s’y livrer au jeu de la superposition des images. Je ne sais ce qu’elle a pensé de ce qu’elle a vu. Peut-être rien. Parce qu’honnêtement, il n’y a rien à penser du tout. Sauf que c’est très laid et très quelconque. Mais je ne crois pas qu’elle se soit arrêtée à ça. Je dormais profondément le matin où elle quitté l’hôtel, et c’est sans doute aussi bien ainsi. Mon collègue Samuel m’a raconté, en souriant. Lorsqu’elle est descendue, il lui a évidemment rappelé l’enveloppe blanche dans le coffre. L’enveloppe, bien sûr qu’elle se souvenait. Mais trois quart d’heure plus tard, après avoir déjeuné, elle flottait de nouveau dans l’apesanteur de sa planète de coton. Deux mille euros que j’aurais déposés dans votre coffre ? Alors ça, c’est curieux. Je ne me rappelle pas du tout. Une fois rentrée chez moi, je me serais peut-être aperçu qu’il manquait de l’argent dans l’étui. Mais, voyez-vous, je me serais dit : ma pauvre fille, tu as beaucoup trop dépensé. C’est amusant, non ?

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