Une quasi centenaire courbée sur une canne à lourd pommeau divoire ou en sévère bec de canard ? Rient de tout cela. Vers huit heures, cest elle qui sort la première de lascenseur, droite comme un I, élancée, et cest ma fatigue qui mempêche de sursauter de surprise. Les yeux lourds, je découvre devant moi une femme qui pourrait passer sans exagération pour une très jeune septuagénaire. Un pantalon bleu marine dont les plis impeccables tombent sur des escarpins bicolores portant fièrement quatre centimètres de talons. Un blazer dans les tons beiges rose thé, discrètement fleuri mais dun chic fou et très sobre. Les cheveux, visiblement permanentés de la veille, sont dun blond doré évoquant une crème légèrement brûlée, à peine caramélisée. Un teint lumineux, une science évidente du maquillage, un sourire inaltérable : cest à peine si elle semble un rien effritée.
Et soudain, je me sens vaguement triste. Triste parce que je rentre dormir dans une heure et que je préférerais continuer à la regarder aussi longtemps quil est permis. Triste et aussi un peu jaloux. De la réception, il est évident que je ne pourrais pas la voir déjeuner. Une fois arrivée dans la salle, je sais quelle sera livrée à mon collègue Jérémy. Jérémy, un garçon dun dynamisme épuisant, souvent irréprochable dans son service mais un rien bourrin, il faut le dire. Et cest lui, ce grand moulin à parole soûlant, qui va maintenant pouvoir profiter de sa radieuse présence. En quoi, je ne me trompe pas. Devant moi, il tombe instantanément sous le charme irrésistible de Madame Spengler que jai tenu à accompagner jusquà lui. Bien quévoquant souvent le sexe féminin en des termes imagés de consommateur allant droit au but et sans manières, il ne peut sempêcher de sourire dun sourire fin et délicat alors quelle avance vers lui, juste quelques pas devant moi. Il fond en la voyant approcher de sa démarche assurée, à peine flottante. Il fond, et il a la finesse de comprendre en une fraction de seconde que cest un ange rare et spécial que je viens lui confier.
Lorsque je passerai le saluer avant de quitter mon service, il mécoutera sans perdre un mot le récit du bouton vert et du bouton rouge, ouvrira des yeux grands comme des soucoupes à lénoncé du chiffre 90. Elle est magique, résumera-t-il avant de me souhaiter bonne nuit. Et je pressens quil saura trouver tout à la fois le ton juste, lattention il sera parfait.
Que fait-elle de ses journées, pendant que je dors ? Elle me le raconte par petites bribes éparpillées, chaque matin où nous nous voyons. Elle visite pour la dernière fois, sans doute rêveusement, la ville où elle née il y près dun siècle, une ville quelle na pas revue depuis vingt ans. Une ville où il lui reste une simple cousine pour toute famille. Ici ou là, elles se donnent rendez-vous pour aller visiter tel ou tel lieu mais madame Spengler apprécie également de se déplacer seule, en taxi.
Elle me parle du zoo, dont elle trouve toujours aussi magnifique la Porte Eléphantine. Me raconte que dans limmense bâtiment de lAquarium, dans les années trente, un gardien faisait ses rondes de nuit accompagné dun varan de Komodo, et cet étrange dragon de trois mètres de long laccompagnait dans ses déplacements aussi fidèlement que laurait fait un banal chien de surveillance. Il est également question de Knautschke, le célèbre hippopotame. Knautschke, un des rares pensionnaires du zoo à avoir survécu aux bombardements. Jusquau jour où il devait succomber sous la charge de son fils ingrat, suite à une question de rivalité au sujet de Bulette, fille de lun et sur de lautre, et dont ils avaient durant un certain temps tous deux fait leur maîtresse légitime et consentante.
Sans nostalgie, elle parle de ce qui a été, de ce qui nest plus et de ce qui a remplacé ce qui nest plus. Jimagine quelle cherche des traces, quelle confronte ses souvenirs à la réalité, samusant sans doute de ce jeu de miroir entre le regard et la mémoire. Car sest femme quun rien amuse. Comme ce deuxième matin, où elle vient vers moi pour régler sa note. Elle sinterrompt un court instant en voyant un jeune couple qui souhaite me déposer sa clé la trentaine molle, lair de pas grand-chose.. Elle les observe avec toute lattention de son regard pétillant, et ne peut sempêcher de rire doucement une fois quils se sont éloignés. Puis, avec une certaine fatalité accompagnée dun léger haussement dépaules :
- Lennuyeux, voyez-vous, cest que je ne sais même pourquoi je ris. Cest comique, non ? Je rie, mais je rie
. Ah oui, je voulais vous régler la note. La facture est déjà prête ?
- Non seulement prête, mais déjà réglée. Le jour de votre arrivée.
- Vraiment ? Alors ça aussi décidément, cest comique, faire les choses sans sen rendre compte. Un rien me fait rire et par moments joublie tout. Je vous ai dit que je suis née tout près dici, et que jai grandi juste en face du tribunal ? Le tribunal est toujours debout, mais limmeuble nexiste plus, comme tant dautres. Toutes ces ruines, à lépoque. Et curieusement, quand jy repense ça ne me fait rien du tout.
Et je souris, sans lui dire que sais déjà ces choses-là. Charmante, mais ancrée dans lirréalité de son monde. Et dune naïveté qui nest pas sans me préoccuper. Dans son porte-billets quelle a ouvert devant moi, jai largement le temps dapercevoir un centimètre bien tassé de grosses coupures. Billets de cent verts, billets de deux cents jaunes, et même aussi un peu de violet une effroyable épaisseur, une imprudence totale pour une dame aussi distraite. Son élégant sac à main qui serait si facile à arracher dans la rue pendant quelle regarde les gens, les immeubles. Ou encore, elle pourrait loublier dans un taxi encore que non, cela me semble improbable car Madame Spengler date dune époque où les femmes savaient tenir leur sac : avec une certaine fermeté élégante, sans jamais sans séparer un instant. Pour ma tranquillité, il faut quand même que je linforme que nous disposons dun coffre-fort, et que si elle le souhaite, elle peut y déposer une partie de ses espèces :
- Vous croyez, vraiment ?
- Je ne veux pas vous inquiéter, mais par prudence, à votre place je le ferais. La foule, tous ces déplacements que vous faîtes, ce serait trop bête. Un simple reçu à signer, et largent serait alors sous la responsabilité de lhôtel.
Comme sil pouvait lui arriver quelque chose, elle qui est venue rêver, descendue tout droit de sa planète de coton. Comme si les faits divers à la une des journaux étaient autre chose que de simples mots privés de réalité. Mais elle finit par admettre que je nai peut-être pas tort. Quelques millimètres de billets sortent de létui en cuir. Deux mille euros, que je glisse dans une enveloppe autocollante blanche sur laquelle jagrafe le certificat du dépôt. Et trois agrafes valent mieux quune.
Et comme tous ces matins-là, vers neuf heures, je suis allé prendre mon métro. Ligne 6, une de celles qui passaient sous le secteur soviétique. Entre les stations Reinickendorfer Straße et Kochstraße, les rames circulaient sans sarrêter. Personne ne montait et personne ne descendait. Et cela a été comme ça pendant près de trente ans.
Je change de ligne à Friedrichstraße. Quelque part dans un couloir du S-Bahn, entre le vomi et les canettes de bière, une portion de mur couverte de carreaux de faïence passablement ternis - une sorte de gris-beige blanc cassé poussiéreux et sans intérêt. Un discret panneau indique que cette triste mais historique céramique date de 1936, lannée des jeux olympiques de lautre fou. Friedrichstraße, justement, la plus grande rue de Berlin. Si longue que daprès la légende on peut y observer la rotondité de la Terre. Encore que, je ne sais pas il est bien connu que toutes les légendes berlinoises sont fausses. Je suis presque certain que Madame est venue dans cette rue, ou quelle va venir sy livrer au jeu de la superposition des images. Je ne sais ce quelle a pensé de ce quelle a vu. Peut-être rien. Parce quhonnêtement, il ny a rien à penser du tout. Sauf que cest très laid et très quelconque. Mais je ne crois pas quelle se soit arrêtée à ça.
Je dormais profondément le matin où elle quitté lhôtel, et cest sans doute aussi bien ainsi. Mon collègue Samuel ma raconté, en souriant. Lorsquelle est descendue, il lui a évidemment rappelé lenveloppe blanche dans le coffre. Lenveloppe, bien sûr quelle se souvenait. Mais trois quart dheure plus tard, après avoir déjeuné, elle flottait de nouveau dans lapesanteur de sa planète de coton. Deux mille euros que jaurais déposés dans votre coffre ? Alors ça, cest curieux. Je ne me rappelle pas du tout. Une fois rentrée chez moi, je me serais peut-être aperçu quil manquait de largent dans létui. Mais, voyez-vous, je me serais dit : ma pauvre fille, tu as beaucoup trop dépensé. Cest amusant, non ?
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