On est à J moins 11, le départ approche. Il va falloir quitter cette maison dans laquelle tu as passé plus de la moitié de ta vie, dont tous les recoins gardent lécho de tes rires et de tes larmes et lempreinte de ceux avec lesquels tu as partagé tes jours.
En attendant tu prépares des caisses. Tu tries à gauche ce que tu gardes, au milieu ce que tu donnes, à droite ce que tu jettes. Mais pourquoi ny a-t-il presque rien à droite, pourquoi test-il si difficile de te séparer dun objet qui ne test plus rien aujourdhui ?
La volumineuse caméra 16 mm avec laquelle ton père te filmait enfant, laffreuse tapisserie doiseaux réalisée par ta mère, une boîte en papier plié offerte par ton fils à la Fête des mères, dedans il y avait juste écrit « la curiosité est un vilain défaut ». Bien sûr tu les gardes.
Mais tes affiches de mai 68, le journal lEnragé, le drapeau rouge avec le Che, cest si loin tout ça
et cette grosse clef en plastique avec laquelle ton mari facétieux te remontait dans le dos quand tu étais fatiguée ou démoralisée pour te faire repartir
et ces centaines de pages de correspondance internet quotidienne avec l'homme qui partagea tes week-ends et tes vacances deux années avant de disparaître
et lempreinte dans le plâtre de la patte de ton cochon dInde préféré...
Quand tu es fatiguée de trier et de mettre en caisses, tu te poses un instant sur une chaise longue dans le jardin et des larmes absurdes te viennent aux paupières parce que tu ne te tiendras plus jamais à lombre du charme, abritée par les vieux murs couverts de lierre.
Absurdes oui, puisque cest toi qui as décidé de partir, de bâtir plus près de locéan.
Tu vas te retrouver dans une maison neuve, belle et froide, avec un triangle de terre devant et un carré de terre derrière. Il faudra que le paysagiste vienne vite tentourer de verdure.
Là-bas tu sortiras des caisses les uns après les autres ces objets qui te seront à jamais quelque chose. Ils réchaufferont ta maison neuve de la chaleur du vécu.
Mais tu auras quand même franchi un pas, tourné une page. Les fantômes familiers et omniprésents qui hantent ta maison ne seront plus dans lautre que des hôtes étrangers que tu convoqueras à ta guise.
Tu te sens déjà un peu neuve toi aussi à lidée dêtre dans ces lieux tous neufs.
Tu penses aux choses quil faudra changer dans ta façon de vivre et dans tes rapports avec les autres.
Bien sûr tu aimerais un jour ne pas vivre seule dans cette nouvelle maison près de la mer, mais tu sais en même temps quil nen sera peut-être pas ainsi et tu lacceptes.
Tu te dis que cest le troisième tiers de ta vie qui commence, en toute liberté, sans travail ni obligation daucune sorte. Tu as la conscience aigüe quil ny aura pas dautre séquence et quil ne faudrait en aucun cas manquer la dernière.
Tu reprends ton tri sélectif et tu continues à entasser à gauche, la nostalgie est toujours ce quelle était.
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