Une faiblesse m'a prise, une faiblesse impossible à dire, un chagrin sans force, mais sans fond, qui semblait pouvoir couler indéfiniment. Et moi, et moi ma force ? Où la puiser ?
Comment vieillir sans ce viatique, les lettres d'une Sido, d'une mère vivante, vivante jusqu'au bout ?
De Colette je pourrais tout envier, l'énergie, la sensualité, la beauté, la jeunesse irréfragable, l'amour des hommes, des bêtes, des châtaignes d'eau, tout, l'écriture d'abord, l'écriture, bien sûr. Mais non. Ça, seulement : sa mère, ce viatique, cette force.
Ah elle peut faire la maligne, "il va falloir vivre ou même mourir sans que ma vie ou ma mort dépendent dun amour"
Ce n'est rien ça. Ça m'accompagne depuis longtemps : passé le premier scandale (comment ? plus personne alors pour me regretter violemment quand je mourrai ? plus personne pour gueuler et chialer et croire qu'il ne pourra pas supporter mon absence, plus personne pour regretter la chaleur de mes seins dans ses mains, la douceur humide de ma bouche ?) on s'y fait. Morte ou vivante, personne pour se soucier de moi. Me dire "tout bas les mots des pauvres gens, ne rentre pas trop tard surtout ne prends pas froid
"* Je me les dis, gentiment, je prends soin de moi.
Mais si vient la maladie, la souffrance (j'espère tant que non, je voudrais tant mourir d'un coup, jeune encore, encore un peu jeune, comme mon père. Mourir en partant en balade, dans le petit matin d'été, sans avoir le temps d'y penser).
Mais quand ça ne suffira plus, le soin de soi, s'il faut traverser ça, diminuée, mutilée par la douleur, chassée de ma robuste bonne santé, de mon appétit, de mon sommeil, et de cette grâce précieuse entre toutes, pouvoir oublier mon corps et jouir de la beauté du monde sans que la douleur me rappelle à l'ordre. Ou l'impuissance, les gestes l'un après l'autre impossibles, plus conduire, plus marcher, ou si peu, si péniblement ? Plus lire, mon dieu, plus lire
Comment faire, alors ?.. comment je ferai, moi, sans ce viatique ? D'avoir vu vieillir ma mère, vieillir "bien" ? D'avoir pu lire, pu réinventer, des lettres amoureuses de vivre, pleines d'extases minuscules et légères : "Ne te fais pas tant de soucis pour ma prétendue artério-sclérose, mécris-tu. Je vais mieux, et la preuve, cest que jai savonné ce matin, à sept heures, dans ma rivière. Jétais enchantée. Barboter dans leau claire, quel plaisir ! Jai aussi scié du bois et fait six petits fagots. Et je refais moi-même mon ménage, cest te dire sil est bien fait. Et puis, en somme, je nai que soixante-seize ans !"
D'avoir été nommée, par ma mère, "mon amour", elle si chiche de mots tendres. ("Elle a écrit aussi, plus bas « mon amour » elle mappelait ainsi quand nos séparations se faisaient longues et quelle sennuyait de moi.") Et qui jamais n'a même envisagé de venir chez moi, dans aucune des ces maisons que j'ai traversées, où je me suis, si peu, posée. Ah c'est sûr, elle peut faire sa fière, la Colette, dans sa "dernière maison" !!! Elle peut faire semblant de croire qu'il est juste question de renoncer à l'amour, de préférer les bêtes aux hommes, pfuuu.
On puise sa force où l'on peut
pour le moment je n'ai que la colère. Est-ce qu'il me viendra autre chose, l'heure venue ? Est-ce qu'il y autre chose, sous cette colère, cette violence qui me prend devant la souffrance, devant l'idée même de la souffrance, devant ceux qui s'y laissent prendre, devant les malades, ah je sais. C'est pas charitable, et si j'étais à leur place
Je n'aurais que la colère.
Pendant un quart de siècle elle n'a pas décoléré : mais d'une colère impuissante, d'une colère maladroite, aveugle, invalide, qui la faisait sans cesse se cogner contre sa maladie, sans cesse s'y blesser, sans jamais parvenir à s'en soustraire, à épargner un peu de joie, un peu de vie. J'étais prise, contre elle, d'une colère pareille : elle me volait ma mère, celle que j'aurais voulu, une Sido, "une telle femme qui ne cessa elle-même déclore, infatigablement, pendant trois-quarts de siècle"
Ma mère, c'était le Titanic : un paquebot splendide, bâti pour tout porter et fendre le flot. Et brisé, et ce naufrage interminable. J'ai passé ma jeunesse accrochée à des bouées de fortune.
Bah, ça au moins, je sais faire.
Il faisait grand jour, le soleil baignait la colline, je suis descendue au jardin cueillir quelques fraises, et quatre pois gourmands les premiers, si frais, si tendres, si croquants. J'ai refait du café.
Je fais la planche sur mon chagrin, sur cette intarissable faiblesse.
http://www.pointscommuns.com/la-naissance-du-jour-commentaire-lecture-103364.html
http://www.scribd.com/doc/2333980/La-Naissance-du-jour
*Ferré, "avec le temps"
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