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Entre les mots par Seleucie

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C’était encore l’époque des soirées télé partagées avec les parents. Tous les vendredis, le rite était de se retrouver le temps d’une pause dans l’empilement sans fin des devoirs autour d’Apostrophe. Quelques notes empruntées à Rachmaninov et le visage poupin, animé d’épais sourcils, de Bernard Pivot apparaissait, dissipant le suspens au fur et à mesure qu’il présentait les invités. Mes héros de l’époque avaient des noms de 4ème de couverture de romans. D’Ormesson, l’intarissable, le pilier de l’émission, toujours prêt à dispenser aux autres le charme de son œil pétillant et la politesse de son amusement généreux. La valeur sûre qu’on devait inviter au dernier moment, pour relever un plateau un peu morne. Le Clézio, le taciturne, dont la seule présence massive évoquait les embruns, comme une ouverture sur un monde intense parcouru par les ombres décharnées de poètes trafiquants d’armes et de rêves. Le Clézio, dont l’harmonie sculpturale se dissimulait, timidement, derrière une main. Sollers, le jouisseur érudit, jouant la provocation bien élevée, dont l’amusement permanent et l’affectation choquaient mon esprit cartésien. Jean-Edern Hallier, l’illuminé ambigu, dont les dénonciations prophétiques dressaient le contour d’un monde obscur et grouillant, surimposé à la société que je connaissais. Edern Hallier, qui aurait, selon ses dires, été enlevé à la sortie d’Apostrophe pour avoir menacé de révéler l’existence de Mazarine Pingeot. Les entendre, tous, se révéler et faire échange de mots sous l’impulsion attentive d’un Pivot parfois discret, parfois gouailleur, parfois charmeur, faisait participer, brièvement, au festin des grands esprits, comme si l'on s'était introduit dans un salon révolutinnaire. Mes seuls mauvais souvenirs sont ceux des émissions consacrées à un monstre sacré. Soljenitsyne, par exemple, dont la présence auguste troublait définitivement le maître de cérémonie, hésitant subitement entre le rôle de valet obséquieux ou celui de mouche du coche. Mais le fin du fin, le nec plus ultra, le délice des vendredi soirs, c’étaient les plateaux où Patrick Modiano était présent. J'avous que je n’ai jamais lu Modiano et que je n’ai même jamais éprouvé l’envie de le lire. Mon enthousiasme s’arrête au personnage. Mais il n’y a pas eu une seule émission où sa présence balbutiante, se lançant dans des propos obscurs avant de s’arrêter à mi phrase, n’ait transformé le jeu littéraire en moment de vérité humaine profonde. Or, Modiano, je l’ai revu récemment, avec le même sentiment de grâce inattendue, sur France 5, dans un documentaire écrit par Bernard Pivot en 2007 « je me souviens de tout ». D’où vient que cet écrivain prolixe, apprécié des critiques et du public, immense bonhomme à la mèche romantique, passe dans la vie comme une silhouette de Jacques Tati qui s’excuserait de passer à l’image? D’où vient que cette timidité palpable, maladive, contribue à la force avec laquelle sa personnalité transfigure l’écran ? Modiano accompagné par Pivot au long de son chemin sur lui-même, les lieux qu’il a fréquentés et les êtres –souvent illustres- qu’il a croisé, Modiano s’excusant de la façon dont son imagination fonctionne, à rebours, s’accusant de paresse dans l’écriture, Modiano aujourd’hui comme hier suscite en moi ce sentiment de jubilation intense que je ne sais pas expliquer sinon par une certaine forme d’émerveillement devant l'humain.

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