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Le train des révolutions par Tcherenkov

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Elle est arrivée par le train. Elle traînait une valise à roulettes avec des rubans multicolores qui couraient derrière, elle portait des collants rouges, des chaussures vernies noires, une broche accrochée à son corsage rose à froufrous. Elle était brune partout, des cheveux longs, raides comme des pinceaux, ses yeux, sa peau, ses sourcils épais en forme d'accents circonflexes qui semblaient aggraver toutes les questions irradiantes que ses pupilles lançaient dans l'air, noires comme un tas de mineurs accablés au fond d’une mine qui viennent d’apprendre que tout est foutu et qu’ils ne pourront jamais remonter. Elle était compliquée, elle arrivait de Berlin, elle avait eu envie de voir les traces du mur, ce qu’il en restait, l’Allemagne réunifiée, comment ça se passait. Lorsque je lui ai demandé pourquoi ça l’intéressait, ce mur disparu, dont les restes d’espoirs cachés dans la poussière des pierres suintaient encore entre les failles d’une Europe lasse, vieille et fatiguée, elle avait répondu : « demain je vais à Lisbonne chercher des oeillets, j’ai des tas de révolutions à visiter » Je lui avais posé la question dès son arrivée sur le quai, alors qu’elle me proposait de traîner sa valise à roulettes. Cette fille était venue me voir un samedi après-midi au parloir. Elle était arrivée totalement désorientée, elle voulait me parler de l’existence de Dieu, de ses cinq avortements, de la religieuse portugaise, un film qu’elle avait vu et qui lui avait plu, elle voulait savoir comment on pouvait passer toute sa vie sans parler, comment une chose pareille était possible, elle qui avait tant à dire. Elle voulait des réponses mais ne les écoutait pas. Elle s’en foutait, elle préférait garder ses points d’interrogation comme des seins toujours tendus et offerts. Au fond c’était très sexuel cette manière de pointer des questions sans rien entendre de ce qui pourrait les délester de leur tension. Elle était revenue à plusieurs reprises, et de fil en aiguille nous avions tissé un lien ténu. Je ne croyais pas en Dieu. J’étais entrée en vertu et en contemplation par indigestion. J’avais trop eu de tout, du plaisir à ne plus savoir qu’en faire. Mille fois j’avais raconté mon histoire, mille fois ça s’était terminé dans un lit, j’en étais ressortie meurtrie, rayonnante, et je recommençais, c’était sans fin. Et il fallait parler, parler, raconter sa vie, écouter celle de l’autre, c’était toujours la même histoire, il y avait eu une naissance, une enfance difficile, car toutes les enfances sont difficiles, qu’on ne vienne pas me dire le contraire, c’est une aventure sans lendemain, on brise des obstacles au jour le jour, on apprend à parler, à lire, à être poli, à nouer ses lacets, à ne pas répondre, à ne pas être en colère, on écrit des mots d’amour sur les murs des écoles et ça ne répond jamais, parfois on se sent petit, pas intéressant, on est recalé en primaire, on rencontre le conseiller d’orientation, on ne veut rien être : il faut être. Et puis il fallait passer ensuite à la vie d’adulte, et écouter l’autre vous dire comme je vous comprends, j’ai vécu une chose tellement semblable. Un jour tout ça s’est terminé. Je ne sais plus comment c’est arrivé, mais c’est arrivé tout de même. On est allées chez elle. Elle a ouvert sa valise, elle a sorti un fer à friser, elle m’a demandé de lui faire des boucles et puis elle m’a dit : la prochaine fois, j’irai aux Etats-Unis, on verra bien, peut-être que ça me plaira et que j’y resterai. Elle, c’était les pays, l’Histoire, les fringues, les cheveux raides, les cheveux frisés. Moi c’était les lits, j’avais limité mon périmètre névrotique. La question des draps était plus simple à régler que les problèmes de l’Allemagne réunifiée. Mais lorsqu’elle passa dans la salle de bain, s’enferma dans la douche et cria à travers la porte qu’elle était ma fille, je sentis d’un seul coup mon périmètre s’agrandir et je revis, comme quand on meurt, toutes les têtes de son père défiler.

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