6 décembre 2012
La commissaire Saintnic, malgré le maigre traitement mensuel qui lui était alloué, résolut, ce soir là de s'offrir un repas exceptionnel dans l'un des meilleurs restaurants de Nancy.
S'octroyer un répit, déposer son arme et les poucettes dans le tiroir de son bureau et s'éloigner de cet endroit au moins quelques heures, loin de son subalterne idiot, l'inspecteur Stanne qui, une fois de plus, lui avait compliqué le travail tout au long de la semaine. Cet imbécile pensait qu'elle ne devait sa nomination récente qu'à son physique avantageux, incapable qu'il était de réaliser que son intelligence ne pouvaient l'amener à résoudre une addition dont la somme serait supérieure à trois, soit le maximum de neurones connectés qu'il possédait ! De plus, ceux-ci étant en nombre impair, les déductions de Stanne y gagnaient un caractère labile qui n'aidait pas à la résolution des affaires qu'elle lui confiait.
En déposant son attirail professionnel, elle s'aperçut que ce crétin avait oublié de mettre sous scellés le davier et le martinet, principales pièces à conviction dans l'affaire Kalvex qui avait amené à mettre en garde à vue le chirurgien dentiste le plus honorablement connu de la ville. Cet homme de l'art semblait avoir refuser l'idée d'accepter que sa magnifique et jeune épouse puisse devenir, à son corps défendant, la maîtresse d'un minable. Eh oui, comme Coluche le répétait "Dieu a dit : Je partage en deux, les riches auront de la nourriture, les pauvres de l'appétit " !
Cette énigme défrayait la chronique depuis la veille et si Stanne continuait à bistourner les procédures, le tapage n'était pas près de finir.
Elle dérupita* les escaliers comme si elle était levraudée par un molosse enragé. En arrivant sur le palier, en pleine anhélation, sa main cogna durement la boule décorant la rampe. La commissaire Saintnic poussa un cri de douleur et contempla sa fine menotte dont le poignet s'orna rapidement d'une vilaine tache bleue.
Passant outre, elle fila vers "Le Bénélux" tout proche dont l'excellente réputation du chef, monsieur Leboucher, n'était plus à faire. Le serveur qui la reçut, lui conseilla de s'accorder un apéritif au bar afin de patienter le temps qu'une table se libère. "Ici, les tables se libèrent toutes seules, la levée d'écrou n'est pas nécessaire" pensa-t-elle, amusée.
Elle put bientôt s'installer dans un coin de la salle aux lumières savamment tamisées et se plongea dans la lecture de la carte. Elle choisit une potée lorraine revisitée selon les tendances culinaires du moment. Une terrine ventrue de laquelle sortait un délicat fumet lui fut bientôt apportée. Un verre de Gris de Toul millésimé accompagnait le plat.
Elle constata encore une fois la véracité de la citation de Coluche "Dieu a dit : Je partage en deux, les riches auront de la nourriture, les pauvres de l'appétit " ! De l'appétit, elle n'en manquait pas. L'eau à la bouche, elle remplit son assiette de chou, pommes de terre, haricots, carottes, échine de porc et petit salé. Ce dernier aliment la fit tiquer, lui titillant l'esprit.
Elle savourait chacun des ingrédients quand tout à coup, elle réussit à identifier la cause du léger malaise ressenti précédemment. La commissaire Saintnic ne savait pas décrocher. Elle était flic vingt quatre heures sur vingt quatre, ce qui lui avait notamment causé bien des désagréments. Ses amants se plaignant d'avoir une maîtresse inattentive, la quittaient rapidement.
Le petit salé qu'elle dégustait était d'une qualité exceptionnelle. C'était la seconde fois de sa vie qu'elle en mangeait et c'était impossible !
Qui dans ce restaurant pouvait bien connaître cette recette ? Avec son portable, elle appela Stanne, lui demandant de bien vouloir la rejoindre immédiatement au Bénélux.
Elle fit compliment de la potée au serveur venu s'enquérir de son avis et en profita pour demander à rencontrer le chef cuisinier, monsieur Leboucher. Le garçon refusa de considérer sa demande, alléguant que son patron était occupé et ne pouvait être dérangé.
La commissaire Saintnic sortit sa carte professionnelle et intima l'ordre au jeune homme de la mener auprès de son patron. Penaud, le serveur la conduisit à l'étage inférieur, dans les cuisines du restaurant. Le chef ne s'y trouvait pas et un commis précisa à la commissaire que monsieur Leboucher était descendu à la cave pour y choisir quelques grands crus. Rattrapée par Stanne qui était arrivé entretemps et toujours précédée du serveur, la commissaire Saintnic s'y rendit. Elle s'étonna d'y trouver suspendus un fouet, quelques vieux martinets et crut même discerner un davier posé sur une claie. Elle pensa qu'elle était en train de frôler le "burn out".
Point de monsieur Leboucher devant les innombrables casiers à bouteilles disposés contre les murs frais. Un détail attira son attention. Dans le fond de la cave, un renfoncement dissimulait une petite porte en bois. Faisant signe à son adjoint et toujours suivi du garçon, la commissaire tenta d'ouvrir la porte. Celle ci résista. Elle demanda à Stanne de lui apporter le davier qu'elle avait aperçu sur la claie. S'aidant de ce qui s'était révélé être une pince monseigneur, Stanne brisa la serrure et ouvrit violemment la porte qui découvrit un spectacle insolite.
Le chef Leboucher fouettait d'abondance un homme en lui reprochant d'avoir salopé la dernière ration de petit salé qu'il lui avait demandé de préparer. L'homme, pâle, maigre à faire peur, le torse écorché, ne pouvait se soustraire aux coups qui pleuvaient sur lui, une chaîne lui enserrant les chevilles lui interdisant de s'éloigner de plus de quelques pas. La commissaire Saintnic se précipita sur Leboucher tandis que Stanne le mettait en demeure de lâcher son martinet. Le serveur prit ses jambes à son cou !
Leboucher maîtrisé, le pauvre homme sitôt libéré se jeta dans les bras de la commissaire Saintnic et la remercia en pleurant. Il lui demanda comment elle avait pu savoir que lui, monsieur Létroitgosse était prisonnier de Leboucher.
La commissaire sexécuta de bonne grâce (ce qui est un oxymore et totalement interdit depuis l'abolition de la peine de mort !).
La première fois qu'elle avait goûté ce merveilleux petit salé remontait à plus de sept ans, alors qu'elle n'était qu'une jeune inspectrice.
C'était dans le cadre d'une enquête sur un trafic de viande porcine. Afin de connaître un peu mieux le milieu sur lequel elle travaillait, elle avait été amenée à rencontrer le meilleur charcutier de la région qui préparait le petit salé selon une recette secrète, transmise de père en fils. A l'époque, le charcutier, monsieur Létroitgosse qui n'était pas marié et n'avait pas d'enfant, avait sympathisé avec elle et lui avait offert de goûter sa spécialité.
Or, cet homme avait disparu mystérieusement peu de temps après, la brigade de recherches dans l'intérêt des familles avait bien été saisie par ses parents mais l'énigme de sa disparition n'avait jamais été élucidée.
La commissaire Saintnic songea que la vie était quand même bien faite car si, c'était malheureusement à cause de la qualité de son petit salé que Létroitgosse avait été kidnappé, c'était aussi grâce à celle ci qu'il devait d'avoir été retrouvé...
* verbe français suisse (ou suisse français)
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La Légende de Saint-Nicolas veut que le saint ait ressuscité trois petits enfants qui étaient venus demander lhospitalité à un boucher. Celui-ci les accueillit et profita de leur sommeil pour les découper en morceaux et les mettre au saloir. Sept ans plus tard, Saint-Nicolas passant par là, demande au boucher de lui servir ce petit salé vieux de sept ans. Terrorisé, le boucher prit la fuite et Saint-Nicolas fit revenir les enfants à la vie.
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