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Edgarmorineries par Jules Félix

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Cela se passe dans une salle de classe, ou de formation, ou de réunion, très claire, peu personnalisée, un peu hospitalière. C’est peut-être une conférence, mais il n’y a pas de conférencier, ou plutôt, tout le monde l’est, il n’y a pas un avant les autres, un devant les autres, un plus que les autres. C’est à petit comité. Nous sommes à peine plus de dix, peut-être cinq. À ma gauche, se tient Edgar Morin. J’ai beaucoup d’égards pour Edgar. Il m’impressionne. Il est d’une gigantesque capacité à tout emmagasiner et à tout intégrer dans sa réflexion. Il est impressionnant. J’ai du respect. De l’admiration aussi. Pas d’adoration. Peut-être parfois, même, de la déception. De celui qui voudrait que son objet de fascination soit parfait alors qu’il ne l’est pas, parfait. Et en ce sens, du point de vue strict des idées, je ne suis pas toujours d’accord avec lui. Plus on se rapproche du réel, du quotidien, du présent, du social, de l’économique, du politique, moins je me sens en proximité avec ses réflexions. En revanche, plus il élargit son champ de vision, plus je m’imprègne de lui. Il est l’un des rares philosophes ou sociologues à être capables de comprendre ce qu’est la physique quantique. Ce n’est pas évident. Surtout pour un personnage qui a quatre-vingt-dix ans (bientôt quatre-vingt-onze), c’est-à-dire, qui a connu justement de son vivant cette formidable maturation un peu brouillonne et toujours bouillonnante de la nouvelle science. Là, il se tient à ma gauche, à quarante centimètres de mois et il semble un simple employé de bureau en réunion comme moi, pour parler de choses futiles qui seront oubliées dans trois mois. Mais j’aime bien. Je suis à côté de lui et j’aime le débat. Quand je prends la parole, pour donner mon avis, je décide de faire dans le sens consensuel. Pas question de m’attaquer de front à ses idées. Je suis bien moins calé que lui. Il fait trop le poids. Je serais laminé. Intellectuellement, je veux dire, car ce petit corps frêle, bien qu’animé de très vivaces regards avec ses yeux brillants, me paraît bien fragile. Il apporte toujours sa canne. Alors, j’insiste sur ce qui nous unit. Sur ce qui nous rassemble. Je lui dis que je suis tout à fait d’accord pour réfléchir par soi-même, comme il vient de le dire, de le proposer, qu’il faut accorder à tous l’indépendance de la pensée. Je suis même ému de le dire. Ému de trouver un terrain d’entente. Comme si je devais presque m’excuser de ne pas être par ailleurs d’accord avec lui et que, heureusement, il y a un petit point d’entente, que je classe en globalité essentielle : le point de départ est essentiel, en effet. Pas d’indépendance de la pensée, pas de pensée. Méthodologie donc. Edgar Morin me regarde, toujours le sourire aux lèvres malgré la peau meurtrie par les âges. Il rayonne d’intelligence. Il secoue sa tête, m’approuve, m’encourage, il aime bien encourager ses interlocuteurs, c’est très traître pour ses contradicteurs, il semble heureux de trouver en moi un allié inattendu. Car nous ne sommes pas seuls. Il y a d’autres personnes qui participent à la réunion, et elles ne nous semblent pas vraiment bienveillantes. Mais je n’en saurai pas plus. Impossible non plus d’en identifier le cadre exact. Car je me réveille. À mon réveil, ce dimanche 10 juin 2012, jour d’élection, il est six heures quarante-sept. Le chat n’est pas encore réveillé. La cloche sonnera ses sept coups dans quelques minutes. Je me tiens prêt. Et puis, ce sera l’angelus. À sept heures quatre, c’est l’angelus. Pendant une minute. Même le week-end. Le chat se réveillera alors, et réclamera par effet pavlovien ses croquettes. Peut-être lui aussi rêve alors d’une réunion féline. Peut-être que lui aussi, il parle à une sommité des chats. Un matou plus costaud que les autres. Qu’ils philosophent croquettes et taille de souris, qu’ils comparent la nature et la qualité des prestations chez leurs hôtes respectifs. Qu’ils envisagent sérieusement l’achat d’un nouveau coussin. Qui sait ? En fait, mon vrai rêve, c’était de rencontrer Edgar Morin en vrai, pas au lit sur l’oreiller juste avant le réveil matin. J’ai mis longtemps avant d’identifier le lieu et la date. Par chance, malgré les quatre-vingt-onze ans qu'il vient d'avoir ce dimanche 8 juillet 2012, le philosophe est d’une solidité sociale à toute épreuve : il participe à des conférences environ deux ou trois fois par semaine, parfois à l’étranger. Il participe aussi à des émissions de télévision ou de radio, mais je pense qu’il préfère le contact direct avec son public, avec ses lecteurs, sans média interposé. En voilà un qui, malgré sa notoriété et sa reconnaissance, ne se soucie pas d’en imposer, de se montrer hautain et distant. Je suis allé au cent quatre, rue de Vaugirard à Paris le lundi 28 novembre 2011 peu avant dix-neuf heures. La salle était déjà comble mais j’étais arrivé avant l’arrivée du maître. J’avais appris la nouvelle le lundi précédent, en recevant, je n’ai su comment, une invitation en bonne et due forme pour cette conférence. Je me suis installé au fond de la salle, debout contre un mur, conquérant un petit bout de place malgré la forte densité humaine. Quelques minutes plus tard, je n’ai pas su pourquoi, mon irrésistible charme, sans doute ! une femme charmante s’est tournée vers moi, m’a regardé fixement et a levé la main, m’a proposé de m’asseoir à sa droite, car une chaise s’était libérée. J’ai profité de l’aubaine. J’ai sauté sur l’occasion. Mais pas sur la femme charmante. Edgar Morin est arrivé simplement, humblement. Humilité. Cela lui correspond tout à fait. Habillé comme un prof de province, avec une veste assez usée, un pantalon de velours, des chaussures kilométriques, pas de cravate bien sûr, une chemise à col ouvert ou plutôt, un polo, je ne me souviens plus trop. Il a pris son temps pour enlever son manteau (il faisait froid) et ranger sa canne, car il avait une canne mais ne semblait pas l’utiliser. Un philosophe tenait déjà le crachoir. Les applaudissements nourrirent son sourire seulement une fois installé derrière la petite table, sur une chaise d’écolier, presque. Il commença par un petit exposé sur ses philosophes. Il avait sorti un bouquin sur le sujet quelques semaines avant. Il le vendait un peu mais à peine. Il n’avait plus besoin de faire sa pub. Il était plus dans la discussion. Il racontait quels étaient les philosophes qui l’ont marqué, lui, l’homme, l’intellectuel. Avec cette évidence mais aussi cette humilité à le reconnaître : ceux qui marquent, ce sont ceux qu’on découvre à treize ans, en plein éveil de la conscience. Il a raison. Je reste marqué par les écrivains que j’ai découverts dans ma période d’éveil intellectuel. Très vite, il lâcha prise, lâcha son exposé qui commençait à se rallonger sans cesse, car il était très conscient qu’il avait une propension très forte à disserter, à rallonger, à s’étendre. Et il laissa la parole au public, à son public. Parfois des questions oiseuses, toujours de personnes qui voudraient faire le beau devant une célébrité. Pas de caméras, pourtant, mais bon, on se valorise comme on peut. Mais la plupart des questions étaient intéressantes. Et je découvris un Edgar Morin cabotin, aimant discuter, aimant séduire, toujours le sourire aux lèvres, très respectueux de son public, très poli, très positif, très valorisant, très encourageant même s’il trouvait la question débile. Ce que j’apprécie en Edgar Morin, c’est qu’il est capable de hauteur, de grande hauteur. Qu’athée, il affirme sincèrement que Jésus a fait partie de ceux qui l’ont marqué. C’est intéressant. Il ne renie pas l’apport intellectuel de la religion. Des religions. L’apport positif, je veux dire. C’est cela qui transparaît dans mon récent rêve. Qu’Edgar Morin, finalement, pas forcément un fin politique, pas forcément un fin analyste de la société de consommation mondialisée postmoderne, a compris l’histoire de la pensée humaine. À plus longue vue. Et ma foi, en ce sens, il est rare et précieux. Et sa santé semble être, l’air de rien, d’une solidité à l’épreuve des temps. Pourvu que ça dure ! Et bon anniversaire, Edgar !!

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