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Nuit de papier par Annaconte

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Nuit mouvante, nuit froissée. Sombrer dans le canapé, drapée d’un châle de soie, comme ça, toutes portes et fenêtres ouvertes, réveillée par le chat venu s’enrouler autour de mes jambes, tandis que le chien jaloux tourne nerveusement dans le salon, moiteurs, soif de boire, impatience de bouger, de traverser la maison, jusqu’au balcon, silence troué par des rires de jeunes filles égarées dans les rues trompeuses, moteurs au loin sur la route. Vers quel lieu hors du temps vont les choses ou les gens. La nuit les recouvre tous de sa brume d’ombre. Je reste seule. Comme en trop. Je cherche une place. Le chat étalé sur le châle. Le chien en rond m’empêche de passer. Le fauteuil est encombré de linge et la chaise de livres. Je pousse un tabouret et me pose. Alors que tout semble arrêté, les minutes s’égrènent à la pendule,. Une que je suis de près, mine de rien, sautille fébrile de chiffre en chiffre, alors que l’œil vitreux du cadran fond en larmes, à la manière des montres molles. Inexorablement coule le sable du temps. J’en ai plein les yeux et ça pique. Surtout ne pas frotter. Ne pas tomber non plus. Chercher un point d’appui. Une boussole, quelque chose qui éviterait de se perdre complètement. Je la regarde cette pièce plongée dans la pénombre, je regarde la fenêtre, aussi la porte, qui si je m'avançais, donnerait certainement sur une autre porte, ou sur l'abîme, et cela serait terrible de se retrouver là, penchée au-dessus du vide dans la nuit, en proie au vertige, livrée totalement au néant. Pour l’instant, la nuit me colle aux mains comme de la glu, l’air est lourd et poisseux, les murs jouent soudain à se rapprocher, jusqu’à rétrécir la pièce en un couloir, où tout divague, les tableaux balancent à leur clou, indécis, et se gondolent comme du papier mâché sous la pluie. Cette femme assise dans la nuit c’est une autre. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas moi cette femme tranquille, sûre d’elle, en apparence, presque sage. Un peu trop. Détachée. Il semble. Il peut sembler. Bien sûr on ne la connaît pas. C’est une image. Policée. Polie. Mais ce n’est pas moi. Il faudrait sans doute mieux organiser les jours, pour que la nuit soit paisible. Ranger ses papiers, trier les livres, plier le linge, régler cette facture, faire réparer la plomberie. Prendre quelques bonnes résolutions, se coucher tôt, se lever matin, manger sain, sortir au grand air, marcher, parler aux gens, revoir des amis, leur écrire, faire une fête, voyager, c’est ça, voyager, changer de vie, voir le monde... Je sais que c’est un leurre, changer de climat ne changerait rien. Il y aura toujours dans la maison, cette cave obscure remplie à ras bord d’objets hétéroclites et de moments surannés, figés dans leur crasse, que je n’arrive pas à jeter. Cela pèse. Cela encombre. Cela empêche de marcher. Cela entrave. La place manque. Et moi je n’ai plus la place. Le chat, le chien, le poisson rouge, les carnets, les crayons, les tasses, les théières, surenchère improbable, les livres, les livres, la vie des autres, l’expérience des autres, le sang des autres. Et ma vie à moi, qui coule là, sous l’écorce du corps las. Ce que c’est. Comment la nommer ? Cette rivière in-tranquille dont les fonds vaseux peuvent vous aspirer et vous réduire à votre tour en cette boue, cette infâme bouillie, à étouffer un saint. Que savez-vous de ma disgrâce, de ma peine, de ce poids ? Que sais-je des vôtres ? Je suis chargée de tragédies antiques. Je me suis éveillée cette nuit. C’était l’heure sombre de jouer ma pièce. Devant un public de fourrures lustrées, indifférent, et bon enfant, qui me regarde toujours les yeux confits de gratitude, le chien, le chat...Le poisson rouge, lui, s’en fout. Séparé de nous dans sa bulle de verre. Il ne sait probablement rien de ce qu’il y a de l’autre côté. Moi non plus finalement. Et personne ne m’attend. Pardon ne vous dérangez pas, je ne fais que passer.... je n’en ai plus pour longtemps. Le fil de ma marionnette peut se rompre à chaque instant mais je fais comme si. Comme ci. Comme ça. La nuit me tord, m’essore, me vrille. J’en ressors pâle et stupide. Au matin, le rideau tombe. Commence une nouvelle séance. Une autre pièce est attendue. Il se trouve que je sais aussi jouer la comédie, c’est mon côté italien...Le solaire remplace et recouvre le suaire. Tout va bien. Après l’Enfer de Dante, c’est Pantomime et compagnie. Bonjour ça va et la famille ça va, et le travail ça va, et les petits ça va...moui moui, ça va merci. On s’embrasse, on se serre la main, on cligne des yeux. Petits arrangements. Et aussi le temps qu’il fait...Demain il va pleuvoir. Ah tant mieux ça va arroser les plantes ! taisez-vous, on est de mariage, surtout pas de pluie ! Au fait le prix des légumes z’avez-vu ? Encore à la hausse, nous prennent vraiment pour des imbéciles ! voyez les patates ! La faute aux subprimes ! c’est sûr ! Dans ma comédie, en secret, je brûle les journaux, mets le feu aux infos, je piétine les pelouses, et laisse les enfants courir dans l’herbe, où sont les enfants ? Rendez-les nous, ils ont besoin de soleil, sortez-les, laissez-les jouer dans les fontaines, à condition de remettre l’eau dans les fontaines, de l’eau vive, propre, claire, fraîche....Et de touts petits bateaux en papier.....Origami légers et mariniers. Rêves de brises océanes. Dans ma comédie, je vous embrasse pour de vrai aussi. Je vous fais même, je me fais même aussi, une petite place, là. Serrons-nous un peu...à peine. Je vous demande pardon pour tout. Et si vous le voulez bien, je m’attarderai un peu auprès de vous qui manquez de tout aussi. Je vous prierai de prendre soin de vous. Je vous regarderai partir, jusqu’à ce que vous disparaissiez au coin de la rue. Et je ferai un signe. De loin. Bon faut le dire vite mais je vais le dire quand même et je rajoute les guillemets car ce n’est pas de moi : « Le monde sera beau. Je l’affirme je signe. » Annac 

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