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Espagne, été 1956 par Sablaise1

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L’Espagne a d’abord été pour moi un mot, seulement un mot. Un mot attirant parce que je savais qu’il avait à voir avec mon père, avec ce léger accent qui transformait en « mobiette » le nom d’oiseau dont il me désignait affectueusement en raison de ma constitution fragile. Un mot redoutable parce que sans que cela ait jamais été dit je sentais qu’il ne fallait en aucun cas le prononcer, que ce mot-là avait aussi à voir avec la grande souffrance qui rendait le plus souvent ce père ombrageux et silencieux. En 1956 j’avais six ans et une amnistie permettait depuis peu aux républicains exilés de revenir sans danger séjourner dans leur pays d’origine. Mon père n’avait pas confiance et nous a donc envoyés seuls, ma mère mon frère et moi à la découverte de son pays et de sa famille. En même temps ma mère avait mission de vérifier la réalité de cette amnistie pour que mon père puisse éventuellement se joindre à nous l’année suivante. Début août nous avons débarqué du train à Alicante, au sud-est de la péninsule, et je n’ai rien oublié de ce premier contact avec un pays que nous avons d’emblée détesté ma mère et moi, sa détestation devant ne jamais finir et la mienne se muer au fil des ans en adoration. Telle qu’elle est apparue à mes yeux de petite parisienne cette année là, je crois que l’Espagne c’était tout simplement trop. Trop de chaleur qui me donnait mal à la tête et me faisait saigner du nez, trop de soleil pour ma peau de rousse, et mon père qui n’était pas là pour taquiner sa « mobiette »… Trop de mouches autour de l’étal à viande du marché, non réfrigéré, trop de charançons grouillant dans les grands sacs de jute où l’épicier puisait le riz avec une petite pelle, trop de maturité des fruits chauds et dégoulinants qui me semblaient pourris. Et ma mère ne savait plus que faire de cette fillette malingre qui refusait de manger. Trop de famille à visiter et chaque fois le même accueil dans un patio frais avec des femmes en noir qui me semblaient autant de sorcières, qu’il fallait embrasser, et des hommes bourrus à espadrilles de corde qui tapaient fort sur mon dos brûlé par le soleil et me faisaient boire de l’eau fraiche à la régalade en s’amusant de ma maladresse. Trop de crucifix noirs sur les murs blancs des maisons, qui me faisaient peur car j’ignorais tout de la religion. Trop de signes de croix à tout propos, avant de se baigner ou de traverser la rue, et ce mot Dios qui revenait tout le temps…« Dieu que tu es mignonne ma petite», « Grâce à Dieu il paraît que tu es bonne élève », « A demain si Dieu le veut ». Trop de gardes civils dans les rues qui me terrorisaient avec leur silhouette sinistre, leurs armes, leur casquette plate et le silence qui se faisait à leur passage. Et même si on ne m’en avait rien dit, je sentais obscurément qu’ils avaient quelque chose à voir avec le fait que mon père n’était pas venu avec nous et que pour la première fois notre petite famille était séparée. Trop d’hommes bien mis assis aux terrasses des cafés, jouant aux dominos, qui dévisageaient ma mère et lui lançaient quelques mots. Me tirant par le bras, elle hâtait alors le pas d’un air courroucé ignorant que ces propos n’avaient rien d’inconvenant et que c’est en gardant le silence que ces hommes auraient fait affront à sa grande beauté. Trop d’enfants nu-pieds en haillons, le ventre gonflé et les jambes grêles, appartenant aux familles d’andalous misérables venus construire le barrage, qui nous entouraient espérant une piécette et me donnaient honte de ma jolie robe, de mes socquettes et de mes sandalettes. Et trop d’ânes à chapeau de paille accablés sous des charges démesurées, qu’on frappait pour les faire avancer, et cela me faisait pleurer. Je ne garde presque aucun bon souvenir de ce premier séjour en Espagne, dont la fin vint comme une délivrance. Pourtant dès l’année suivante nous devions y passer toutes les vacances scolaires, mon père nous rejoignant pour le seul mois d’août, et je me pris peu à peu d’un amour passionné pour son pays au point de considérer les dix mois que je passais loin de lui comme une longue attente. De ces vacances au Levant me restent aujourd’hui nombre de mes plus beaux souvenirs, j’en ferai un prochain commentaire.

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