La nuit est tombée depuis quelques temps déjà. Quelques ombres déambules autour du parc à vélos dans l'attente d'une part supplémentaire. Des membres de l'équipe se rassemblent par petits groupes en mangeant les quelques restes de la soupe du soir, d'autres s'activent à rassembler les déchets autour de ce restaurant de fortune. Enfin les surs servent les retardataires ou écoutent les dernières petites misères de ceux qui sont restés et leurs apportent quelques paroles réconfortantes.
Ils étaient moins nombreux ce soir, pour profiter de la dernière distribution estivale de ce que nous avions appelé avec simplicité (mais sans condescendance) "la soupe", "la distribution". "Ils" ce sont trois lettres bien faibles pour personnaliser tous ces gens que nous avons vu défiler durant ces trois mois d'été. "Ils", se sont des bulgares exubérants, des roumains aux sourires d'or, des retraités sans le sous qui ne joignent plus les deux bouts, des chômeurs en désespérance, des étrangers de tous bords venus ici dans l'espoir d'une vie meilleure, bercés d'illusion de réussite ou de tout simplement d'intégration. Jeunes, moins jeunes, nourrisson ou vieillard, le teint rubicond ou le visage pale, ils sont des abimés de la vie, oubliés de la société, laissés pour compte... Pour les plus jeunes c'est une première étape au troisième sous sol sans ascenseur et sans lumière: à eux de trouver la porte de l'escalier ou à nous de les y aider. La plus part viennent ici prendre leur unique repas de la journée. Et on s'en doute bien à voir ceux qui, à peine ont-ils reçu un morceau de pain et du fromage, n'attendent pas le dernier plat et la sortie de la queue pour engloutir leur portion. Pour eux le rab ne sera pas superflu et on n'hésitera pas une deuxième fois à leur en donner. Et pour ceux qui maladroitement demandent un deuxième sac "pour-le-copain-qui-n'a-pas-pu-venir", même si l'on n'est pas dupe, à quoi bon froncer les sourcils ? N'ayant jamais vécu la faim au ventre je me garderai bien de toute réprimande, sauf peut être une petite (et avec regret) si la queue est encore longue et qu'il ne reste plus grand chose dans les glacières. Mais ce que certains sont venus chercher il me semble, c'est un repas certes, mais peut être aussi un peu plus d'humanité, un peu moins d'indifférence ou pire, de mépris. Quelque chose d'autre que le sourire gêné de quelqu'un qui a tendu un pièce dans la rue au milieu des passants. La soupe, c'est un peu d'attention, un peu de dialogue et l'illusion que pendant quelques minutes la vie est devenue normale.
Depuis les premiers repas servis au début de l'été, on devient attentifs finalement. Moins de monde au début du mois, plus à la fin: on se souvient vite quand tombent les aides sociales... Les Roumains roublards sont toujours les premiers dans la queue et les premiers a demander du rab. On reconnait les têtes, on note les absents ou les revenants du jour: "Tiens, une telle est de retour, peut être allons nous avoir des nouvelles de son fils et de ses problèmes digestifs". Ali et son compagnon eux ce soir, sont mal en point: ils tiennent à peine debout et semblent sortir d'un shoot récent. Ce sont deux garçons venus d'Afrique noire qui ont des cicatrices au niveau du crane et du cou... Je me prends à me demander quel traumatisme ils ont subits pour chercher à s'oublier comme cela. Un peu d'imagination et la mémoire vive de l'histoire africaine récente me font penser au Rwanda, mais peut être que je me trompe. Le suivant, édenté, pas besoin de lui remplir une barquette, il vient avec sa boite Nesquick jaune. Ce sera son repas du soir et le déjeuner de demain sans doute. Un autre a le bras en écharpe quand sa voisine qui le suit et qu'on avait pas vu la semaine dernière, présente des signes évidents de violence corporelle: un il au beurre noir, des entailles au bras: j'évite de croiser son regard tellement il en dit long... Difficile en effet de se faire une idée de la violence de la rue, car nous n'en voyons que le résultat, nous ne la voyons que très rarement dans sa brutalité soudaine. Bien sûr, avant que le camion des surs n'arrive l'atmosphère est souvent électrique autour du parking et dans la queue, lorsque le matériel est installé. La chaleur de la journée, les estomacs vides depuis la veille, les enfants qui font les fiers, les adultes qui haussent le ton... la tension monte vite. Mais bien que palpable, elle est contenue, elle n'éclatera pas. Car les surs (et les bénévoles et la Croix Rouge dans une moindre mesure), apportent d'une certaine manière un espace neutre et incroyablement serein pour ce genre d'endroit. Une sorte de parenthèse dans la journée si ce n'est dans la semaine de ces gens.
Pour ces centaines de personnes, ce fut en quelque sorte un restaurant à ciel ouvert au cur de l'été. Il serait sans doute juste de dire que ces repas étaient préparés avec du cur, avec amour. De cet amour qu'on vous enseigne au catéchisme et qui, pratiqué chaque jour par les surs auprès des plus démunis, vous touche au fond de vous, quelque soit votre confession ou votre sentiment religieux.
Je retrouverai sans doute certaines têtes au hasard d'une course en ville, elles me salueront peut être et peut etre aurais-je le courage de leur dire deux mots. Deux mots que j'aurai la faiblesse de croire qu'ils seront importants pour eux. Peut être se sentiront-ils moins transparents aux yeux de la rue. Finalement, je finis par comprendre que celui à qui l'on donne, l'autre, l'étranger, n'est étranger uniquement parce qu'on ne lui avait encore rien donné. Offrir un simple verre d'eau, un bonjour auquel répond un merci, cela crée le début d'un échange. On a envie de connaitre la personne en face, peut etre qu'elle aussi a envie de connaitre ce quelqu'un qui lui tend le verre? Mais ici, il faudra que la confiance s'établisse d'un coté comme de l'autre pour que l'un pose la première question et que l'interlocuteur y répondre simplement. Naïvement, la seule chose que j'espère, mais sans trop d'illusion, est que cette foule un peu moins anonyme pour moi sera moins nombreuse l'année prochaine.
Marina, Lulu, François, Sonia, Antoine, Ali et tous ceux dont je ne connais que les visages... jessaierai de ne pas trop vous oublier.
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