Ainsi, limage de son père, déguisé en Cro-Magnon, les genoux montés sur ressorts et le pelvis chaloupant au rythme de Boney M, a marqué Adrien à jamais. Pour le pire et pour le meilleur.
Annie Delcour, amie de la famille et Wonder Woman dun soir, lancée dans une chorégraphie explosive sur Baccara, toutes cuisses dehors sous le short étoilé, la, elle aussi, marqué pour un bail. Pas tout à fait de la même manière.
En ce dernier jour de 1979, ils sont une grosse vingtaine à célébrer lavènement dune nouvelle année, à grands renforts de Veuve Clicquot, de déguisements idiots et de jovialité simple. Il y a encore Jean Lieberman, forçant la virilité de son regard pour évoquer Adriano Celentano, chantant «Svalutation » en fond sonore. Affublé dun tutu rose et de bas résilles, il a tout de même du chemin à faire pour rendre crédible son interprétation du latin lover suintant la testostérone.
Un peu plus tard, pour protester contre lattitude scandaleusement sexiste de ses camarades agglutinés devant la retransmission traditionnelle du Crazy Horse, un toubib dont il a depuis oublié le nom exécute le strip-tease intégral dont il piaffait de régaler lassistance depuis deux bonnes heures.
Aux premiers rayons du jour, tout ce joli monde réquisitionnera le jeu de Chimie 2000 du petit Adrien pour remplir quelques dizaines de capotes dun mélange deau et, selon les cas, de sulfate de cuivre, de permanganate de potassium ou dautres substances susceptibles de colorer le tableau... Bon esprit, quoi.
A lépoque, tous avaient entre trente et trente-cinq ans et, sortant à peine de lenfance, Adrien nimaginait pas quun jour viendrait où il serait plus âgé queux.
Aujourdhui, plusieurs dentre eux sont morts et la plupart des autres a dépassé la soixantaine. Ils font de leur mieux pour durer, négocier une hypothétique partie gratuite, esquiver le pire à coups de pontages, de liftings ou de course contre la montre. Ils regardent les autres tomber, plus ou moins préparés à incarner le domino suivant.
Certains sont heureux, malgré tout, et se dépêchent de dévorer quelques portions de vie tant quils sont encore capables de mastiquer.
Pile dix ans plus tard, un second souvenir réveille la mémoire dAdrien. La scène souvre sur des mots qui sonnent si juste, quand on a vingt ans et une autoroute devant soi.
«Tonight, Im gonna have myself a real good time. I feel ali-i-i-iiiive
». Lorsque retentissent les premières paroles du « Dont stop me now » de Queen, les années 80 achèvent leur agonie et, pour rien au monde, Adrien et ses amis ne contrediraient Freddy Mercury : la vie est un fruit juteux à portée de main, une fausse ingénue à déflorer, un festival de jackpots immanquables
Ce 31 décembre 1989, la quarantaine détudiants prêts à chavirer lEmpire a opté pour un dressing code antique. Quelques patriciens romains examinent les balancements mammaires de vestales athéniennes délicieusement court vêtues. Dans un formidable élan de décadence anachronique, Néron se démâte au Jameson et Ben Hur partage un calumet avec Messaline, dans lespoir de se lenvoyer vite fait sur le gaz avant quelle nait retrouvé ses esprits
Bien entendu, à minuit passé, les toges commencent à avoir le drapé aussi approximatif que la démarche et lélocution de leurs propriétaires.
La sublime Adeline Ledez inspire quantité de sueurs froides à tout ce qui trimballe une paire dorphelines. En bonne reine du bal, elle sest réservé le rôle de Cléopâtre
version mini jupe de satin rouge vif. Historiquement discutable, mais diablement efficace pour dynamiter le mercure de la soirée, dès lors que la ravissante petite croupe enchâssée dans létoffe en question entreprend de sagiter en cadence.
Nasser Malek, le binôme habituel dAdrien en cours de droit public, était arrivé grimé en prince du désert. Il ne porte plus quun caleçon et une couronne de lauriers lorsque, le sourire niais et le regard égaré, il gueule à la cantonade « le ciel est vide, mais, putain, javalerai le globe ! ». Adrien a longtemps espéré percer le sens caché de cet aphorisme
David Lacour, casque AKG sur les oreilles, voit ses enchaînements musicaux de plus en plus perturbés par les injections répétées de vodka quil inflige à son système cérébro-spinal.
Quant à Adrien, il guette le moindre signe dencouragement de Florence Payen, avec laquelle il joue une partie de cache-cache bien ambigüe depuis plus dun an. Lorsque Mister Mercury braille «Im a sex machine, ready to reload », son envie de la punaiser dans les tentures finit de franchir les limites du raisonnable. Adrien nen fera rien et ces deux là en resteront au marivaudage sans conséquence.
Les bouffeurs de monde présents ce soir-là doivent désormais se répartir, à parts à peu près égales, entre réussite sociale nécessaire sinon suffisante, aigreurs bien tempérées, sentiment déchec incurable, satisfaction du parcours accompli et joie de vivre tenace. Les hommes luttent avec plus ou moins de succès contre la prospérité abdominale et le reflux capillaire. Les femmes redoutent linstant maudit où elles ninspireront plus lesprit de conquête. Toutes et tous commencent à réfléchir au meilleur moyen de tenir, pour eux-mêmes ou pour leur famille.
Adrien et Florence ont longtemps gardé contact. Puis leurs échanges se sont clairsemés lorsquelle sest mariée et a rallié Londres avec son époux. Leur dernier coup de fil doit remonter à cinq ans.
Aux dernières nouvelles, David végétait en créant des illustrations sonores et élevait seul un enfant quil navait pas souhaité.
Adrien ignore ce qua bien pu devenir Nasser.
Moins de deux ans après avoir si bien redonné vie au mythe de Cléopâtre, la belle Adeline est allée se noyer aux Antilles.
« Ainsi soit-il » Louis Chédid
http://www.youtube.com/watch?v=C0-S1FQQRnk
« Rasputin » - Boney M
http://www.youtube.com/watch?v=kvDMlk3kSYg
« Yes sir I can boogie » - Baccara
http://www.youtube.com/watch?v=nVIJKKxE1_U
« Svalutation » - Celentano
http://www.youtube.com/watch?v=mSYpXal_QcA
« Dont stop me now » - Queen
http://www.youtube.com/watch?v=HgzGwKwLmgM
Toge party « American college »
http://www.youtube.com/watch?v=KANVvuUh2k8
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