Depuis quil a rencontré cette fille du monde nouveau, Adrien héberge toute lénergie vitale du cosmos dans son calebar Calvin Klein.
Charlotte, son ex-épouse, commence à le considérer comme un vrai pauvre type. Marie, sa fille, oscille entre insultes froides, mépris assassin et citations de chanteurs pour pucelles censées lui apprendre la vie. Une passionaria de quinze ans, jamais à cours de formules péremptoires pour condamner le « comportement minable » de son paternel.
Tristan, son fils du même âge, envisage la situation sous un angle tout à fait différent. Lui commence à comprendre lintérêt potentiel de « tuer le père », en louchant sans retenue sur le cache-cur de sa nouvelle belle-mère de circonstance. Il néchappe pas à son père que ce gamin dun mètre quatre-vingts bataille avec des hormones en équilibre instable et rêve dun supplément déducation particulière.
Quant aux plus proches amis dAdrien, ils dissimulent assez mal une gêne envieuse. Pour la galerie et devant leurs épouses respectives, ils égratignent un peu la pantalonnade de leur camarade, le côté pathétique de son refus de vieillir. Dans le secret de leur jardin, ils se contentent davoir une bonne grosse gaule en vivant laventure par procuration.
Tous ces bruits de couloir, Adrien sen cogne avec aisance. A côté de lui désormais, le grand Pan nest quune majorette de Dunkerque. Lorsque les vingt-cinq ans dElsa saniment sous ses yeux, il se sent pousser des sabots, des cornes de bouc et des artères de rechange. Lorsque le corps dElsa se raidit au cur de la nuit, il oublie pour quelques heures quil ne peindra jamais « La Ronde de Nuit », ni ninventera la pénicilline, ni ne deviendra buteur vedette pour Manchester United. Il na quà songer aux lèvres fermes et juteuses dElsa pour ne rien entendre des inepties que lui débitent son chef de service ou son conseiller fiscal.
Adrien multiplie les bras dhonneur à la fatalité.
A quarante-trois ans, Adrien a cessé dêtre naïf depuis longtemps. Il sait pertinemment quun jour prochain, la rassurante figure paternelle se changera en vieux barbon passé de mode. Le charme des tempes à peine grisonnantes seffacera devant la simple vision du déclin physique. La sagesse virera à lennui. Elsa retournera mener des activités de son âge, et lui retrouvera les jours cendreux.
Rien de grave en cela, il aura toujours vécu un peu de rab. Puisque rien ne dure, vraiment.
Cette soirée de réveillon, Adrien na pas souhaité la passer en compagnie de ses proches. Non pas quil se soit fâché avec qui que ce soit, ni quil éprouve la moindre honte à assumer lescapade acidulée quil soffre avec la jeune Elsa . Simplement, il navait nulle envie de mettre quiconque mal à laise. Ni ses amis, ni surtout Elsa.
Il a décidé daccompagner la demoiselle à une soirée organisée par des amis à elle, dans une espèce de gentilhommière perdue aux confins des Yvelines. Une propriété appartenant, daprès ce quil a compris, à un grand patron de presse, qui a laissé les clefs de la baraque à ses deux fils pour ce long week-end. Linconscient
Adrien est arrivé sur place depuis une petite heure et il regrette déjà son choix.
En guise dapéritif, les deux heures de bagnole pour rallier les lieux lui ont bien travaillé lestomac. Lorsquils ont passé les grilles du manoir pour parcourir les quelques centaines de mètres les séparant du bâtiment principal, Adrien avait déjà mal aux dents à force de les serrer.
Depuis cette arrivée dans la douleur, le spectacle qui lentoure ne fait quaggraver son malaise.
Au moins aura-t-il eu le nez creux sur un point : Elsa se sent très bien, ici ; elle est dans son élément. Adrien la contemple avec envie, tandis quelle rit aux éclats une coupe de champagne à la main, agrippe lune de ses amies par le cou pour lembrasser, se déhanche avec ferveur au son de musiques inconnues ou déplace son joli petit corps sublimé par une robe ouverte à mi-dos.
Pour le reste, Adrien se fond à peu près aussi bien dans le décor quune crotte de phoque sur la banquise immaculée. Demblée, il a compris quil lui serait difficile dassumer sa dizaine dannées de plus que la moyenne des forces en présence.
Parmi la soixantaine de convives, un petit tiers est déjà bien déchiré, alors quon ne fait quapprocher les douze coups de minuit. Cest de leur âge. Mais plus du sien. Adrien observe avec un mélange dindulgence et de nostalgie la marinade gagner du terrain ; certaines choses ne changent jamais.
Il se sent encore plus en décalage avec la massive odeur de cannabis flottant dans la pièce principale. Trois « mini salons », composés dun canapé, de quelques chaises et dune petite table basse, ont été disposés dans les angles de cette grande salle, le quatrième étant dédié au buffet et au bar. Trois alcôves qui se sont vite muées en ateliers du pétard
Le fossé séparant Adrien de tous ces jeunes gens de bonne famille ne fait que sélargir, quand il analyse leur va-et-vient, par petites grappes, entre le rez-de-chaussée et une pièce bien spécifique du premier étage. Il ne lui faut pas chercher bien loin pour comprendre que ces pèlerinages récurrents visent à se poudrer le nez.
Adrien est de la vieille école. Là doù il vient, on se défonçait à lancienne, avec des fûts de roteuse, des caisses de pinard et un catalogue de gnôle plus ou moins diversifié.
Lambiance musicale alourdit la barque. Adrien pourrait à la limite saccommoder des sets de soupe lounge. Ça lendort mais ne le violente pas. En revanche, il ne parvient pas à sexpliquer comment le système auditif dindividus normalement constitués peut survivre à plus de vingt-huit secondes de diarrhée hip-hop, ces aboiements agressifs dont le DJ de circonstance programme de régulières tartines
pour le plus grand bonheur de lassistance. Adrien lui ferait bien bouffer son bonnet péruvien à la con, avant de lui exploser la mâchoire sur sa table de mixage, sil se laissait aller.
Adrien essaie déchanger quelques mots avec les invités quil croise à proximité du buffet. Simple question de correction, tentative assez vaine de sintégrer au tableau. On lui répond parfois poliment, mais le plus souvent sans lui prêter attention. Cest la loi du genre, dans ce type de raouts, dès lors que lon nest pas du sérail.
Plus déplaisants, quoique prévisibles, sont les sourires en coin dont il fait lobjet, entre deux messes basses. Adrien ne tient même pas rigueur aux jeunes aspirants qui se moquent dans son dos du clown délavé accompagnant la belle Elsa . A leur âge, il réservait le même sort aux chevaux de retour égarés sur son territoire. Sans plus de pitié.
Adrien se demande où en seront ces mêmes branleurs dans dix ou quinze ans, après pas mal de route et quelques accidents de parcours. Quauront-ils conservé de cette superbe volontiers vaniteuse quautorise la jeunesse ? Quels souvenirs auront-ils gardé de cette soirée ?
Parce quils sen souviendront. Comme lui. Comme tout le monde. Les réveillons du Nouvel An partagent avec les anniversaires la manie de borner le temps avec exactitude. Sauf événement démesuré, comme les attentats de New York ou le décès de son père, on ne garde aucun souvenir dun 11 septembre ou dun 17 avril. En revanche, à chaque anniversaire, on est tenté de lister les blagues que nous a réservées le destin. Et à chaque Nouvel An, rejaillissent les instantanés dautres réveillons, vécus en dautres temps et en dautres lieux, comme autant de petits cailloux balisant le chemin parcouru.
« New career in a new town » - Bowie
http://www.youtube.com/watch?v=JhZqsYkl1zI
« Tête en lair » - Higelin
http://www.youtube.com/watch?v=dNo8gEVLsww
« Les princes des villes » - Berger
http://www.youtube.com/watch?v=KYPDT6ax46I
↧