Si je vous présente ce livre, ce n'est pas pour vous encourager à déserter, au contraire, c'est seulement pour vous aider à respirer un bon coup, avant de retomber pêle-mêle dans les rendez-vous improbables au Pôle Emploi, où d'ailleurs les ordinateurs sont en panne, ou bien devant la dernière affiche à la mode, qui stigmatise la vieillesse, ou encore dans la lecture du Philosophie-Magazine du mois de Septembre, qui nous annonce que les carottes sont cuites pour les pays européens, et la déclaration d' Alain Touraine : "La société, c'est fini" (La Tribune)... Oui, comme des presque noyés, tentons encore de refaire surface, d'écarter les murs, même si c'est seulement le temps d'un livre.
Un jour, il y a une vingtaine d'années, Rick Bass a décidé d'oublier le Texas où il était né, et les puits de pétrole de l'Alabama où il travaillait comme géologue.
Les montagnes l'attiraient. Accompagné de sa femme Elizabeth, "un écrivain et une artiste", sans un sou, il entend parler d'"une vallée sauvage et magique, aux confins de la frontière canadienne, là-bas, tout près de l'Idaho. Yaak...n'était pas vraiment une ville - il n'y avait pas d'électricité, pas de téléphone, pas de routes pavées - mais une poignée de personnes y vivait douze mois sur douze, dispersées au milieu des bois et le long du Yaak River." "C'était au bout du monde". Ils y découvrent une propriété à gardienner, et comprennent que c'est là qu'ils ont rendez-vous avec leur rêve : "Nous sommes tombés au paradis."
En fin de prologue, Rick Bass présente le sujet du livre : "Le problème immédiat, pressant, ..., c'était que l'hiver n'était plus éloigné que d'un mois peut-être. Or, je ne savais rien de l'hiver. Je ne l'avais jamais vu auparavant, et j'éprouvais, dans cette attente, un véritable vertige de terreur, une transe d'émerveillement."
L'hiver est le sujet principal des discussions entre voisins : "l'opinion générale, unanime..., est que l'hiver va être féroce : les cerfs sont déjà laineux, la barbe des hommes pousse plus vite, les vieux le sentent venir dans leurs os et dans leur coeur...j'ai vu des lièvres qui étaient déjà devenus complètement blancs. Ils ont misé leur vie sur le fait, ou l'intuition, que l'hiver va être précoce, et rude."
Le livre se développe comme un journal, un roman d'apprentissage qui nous permet de vivre cet émerveillement, mêlé d'étonnement, de l'écrivain devant la nature :
"Outre les grizzlis, les tétras, les orignaux, les cerfs à queue noire, les wapitis, les porcs-épics, les canards, les oies, les lièvres, les pumas, les loups gris, ..., les blaireaux, les martres, les pékans et les gloutons, nous avons dans notre vallée une cataracte, sur la piste des lacs Fish."
"Le soir de notre dîner..., une aurore boréale - vert et jaune - est apparue aux alentours de minuit... Elle brillait au-dessus des sommets, comme pour annoncer Dieu sait quelle étrange première à Broadway. Et puis, elle s'est mise à filer, en dégageant des traînées et des éclairs - et à bouillonner aussi, comme un fleuve impétueux - à travers le ciel, juste au-dessus de nos têtes. Nous sommes restés dehors, Elizabeth et moi, à la regarder pendant une heure et demie, avant qu'elle ne s'estompe, puis disparaisse."
"Hier, un fond froid est descendu de l'Alaska, faisant chuter la température de moins six à moins vingt-six degré en l'espace d'une heure...Une fois la nuit tombée, la température a continué à descendre au milieu des étoiles glacées et crépitantes,..., à s'abîmer jusqu'aux alentours de moins trente huit, moins trente neuf..."
"Ici, tout est un autre monde l'hiver, voilà ce que j'ai envie de...dire. Il n'y a plus de règles. il peut arriver n'importe quoi. On ne peut rien tenir pour acquis. Presque partout, on peut, mais pas dans les endroits nouveaux, pas à Yaak, jamais à Yaak. S'il neige, il faut sortir jusqu'au bûcher avec une corde autour de la taille ; comme ça, si une brusque tempête se déchaîne pendant qu'on a le dos tourné, et qu'elle refuse de se calmer, on peut au moins retrouver le chemin du chalet, plutôt que d'errer à l'aveuglette, en décrivant des cercles de plus en plus vastes, obéissant à la boussole détraquée, fatale, perdue que chacun de nous porte en lui."
Il accepte le changement que le froid extrême lui impose :"J'apprends enfin à goûter ma fatigue, à m'étendre de tout mon long au coin du feu et à me mettre à somnoler, à sombrer dans une espèce d'inconscience tournoyante et chaude - avec toutes mes corvées accomplies, ou presque. Je commence à comprendre et à savourer...la nécessité de remettre à demain."
Ce premier hiver le conduira, les années suivantes, à s'engager contre l'exploitation des forêts, dans l'Association de sauvegarde des forêts de la vallée du Yaak. Il en fait toujours partie, et il y a gagné des combats.
C'est que Rick Bass est particulièrement attaché à "ce qu'on appelle ici des arbres de vieille pousse, des futaies qui n'ont jamais été coupées, et qui sont aussi nécessaires à la diversité et à la survie de la forêt que les personnes âgées peuvent l'être à celles d'une culture, d'une civilisation." La survie des derniers caribous est liée à ces arbres, "ils doivent pouvoir brouter les lichens bariolés qui poussent sous ces dais immenses et sombres... Si le gouvernement devait en réintroduire un troupeau par ici, il y aurait intérêt à faire la leçon aux chasseurs. Mais il faudrait d'abord protéger les forêts de vielle pousse - ou du moins l'infime fraction qui en reste."
L'écrivain nous fait part des raisons de son engagement : "Il y a des gens qui veulent du fric, d'autres qui veulent des caribous. Il faut bien prendre position et se ranger d'un côté ou de l'autre.
A vivre ici, dans les bois - à deux ou trois kilomètres du Canada, tout au plus -, j'ai le sentiment d'être replié sur ma position, d'avoir le dos au mur, et, à l'instar des caribous, il y a de moins en moins d'endroits où je vais pouvoir m'intégrer.
C'est peut-être cela qui fait agir tant de défenseurs de la vie sauvage : non seulement l'amour, mais aussi la peur."
Je vous laisse découvrir ses progrès d'ancien urbain qui s'intègre, ses travaux (ça n'est pas facile de se servir d'une tronçonneuse !), les relations entre les quelques personnes - hautes en couleurs - vivant dans la même vallée, relations basées obligatoirement sur l'entr'aide.
Le livre est sorti en Folio, la présentation en quatrième de couverture se termine par ces mots : "Rick Bass redécouvre, au terme d'un progressif dépouillement, l'essentiel."
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