Attends moi jusqu'à dimanche, je veux te revoir une dernière fois. Je veux prendre ta main avant qu'elle ne soit froide.
Laisse moi emporter cette dernière image de ton beau visage que tout ce temps a sculpté mais n'a pas enlaidi.
Je veux revoir cette ride du souvenir de ton sourire. Celle au coin de ta bouche, cet amusement discret et tendre qui était ce que préférait.
Pour la première fois depuis si longtemps, je n'ai pas pu te souhaiter cette nouvelle année qui arrivait.
Les dernières fois que je t'ai téléphoné, je n'ai pas pu t'entendre.
La dernière fois que je suis venue à Paris, je n'ai pas pu te voir.
Tu n'étais déjà plus vraiment toi.
Depuis dimanche dernier, je sais que je ne reverrai pas ton regard.
Cette nuit, encore une fois le sommeil a fuit et moi avec...
Mais cette fois, je me suis arrêté et j'ai commencé à sortir doucement les plus beaux souvenirs que je garderai de toi et à les ranger précautionneusement.
Pour cela il m'a fallu refaire le ménage et me décider à jeter définitivement une grande partie d'autres sans intérêt qui encombrent ma mémoire.
Cesser de me disperser, d'empiler inutilement, de camoufler, de confondre...il faut enfin finir ce travail que j'ai commencé depuis un an et je te remercie de m'obliger à l'achever.
Le plus grand de tous est partagé en deux, c'est l'amour et le respect que vous avez l'un pour l'autre.
J'ai dégagé les tromperies des uns et la soumission des unes.
Ce calme et cette gaité qui est toujours présente.
J'ai effacé les colères explosives du type enfouies déclenchées par le moindre frottement et les ruisseaux de larmes qui les accompagnaient.
Les discussions posées, le regard attentif sur le monde, un rien désabusé mais jamais cynique.
J'ai gommé ces querelles sans fins mais qui toujours recommençaient sur des prétextes les plus divers et largement avariés.
L'intérêt pour l'art, le théâtre, la littérature et la psychanalyse que j'ai pu partager très tôt.
J'ai jeté il y a déjà longtemps l'apparat, les poncifs, le bien-pensant et le mal-faisant, j'ai fait un tri très sélectif et n'ai gardé que quelques notes de musique.
J'ai accroché tout cela à des petits riens, à tes pas dans l'escalier que tu descendais encore en courant il y a deux ans, à la gravure du palier d'une édition de tête de "Jamais un coup de dés n'abolira le hasard" de Mallarmé, aux fenêtres courbes de l'appartement de la Folie, aux baies vitrées du boulevard Raspail, à l'alpine Renault de Dieppe, aux poules au pot avec potiron, et à pleins de détails qui roulent comme les bouts de verre polis par les vagues. Ils ont rejoint ceux figés depuis bientôt trente ans, de ton fils qui n'avait que quelque jours de différence avec moi, des tandems au soleil de l'île de Ré, des airs de jazz quand il revenait d'Australie où vous avez vécu tant d'années et qu'il me disait : "I'm very glad to be back home".
Nous les filles de tes surs, nous ne te l'avons jamais dit mais c'est grâce à toi, c'est grâce à vous deux, que nous n'avons pas recommencé les mêmes erreurs que nos parents, nous n'avons pas toutes aussi bien réussi pour nous mêmes mais nous avons transmis à nos filles cet amour de la vie simple, vrai que tu nous as donné généreusement.
↧