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"Tant qu'il y aura du rêve", Benjamin ou la naissance d'une critique des médias par Gelale

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Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanisée Ce texte de Walter Benjamin est parfois assimilé, à tort, à la perte de sens dans nos sociétés, à la dégénérescence de l'art ; il s’inscrit pourtant au départ d’une aventure intellectuelle encore en cours et toujours aussi nécessaire : celle de la critique des médias. L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanisée ou L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, selon les traductions, est un texte fondateur des théories de l’art au XXème siècle. Son auteur, Walter Benjamin est un penseur de la modernité ; sa réflexion, qui répugne aux formes systématiques, se meut entre philosophie, critique littéraire et sociologie de l’art. Sa méthode de recherche est celle d’une « connaissance par composition », qui lui permet de mettre en évidence ce qu’il trouve être la crise de l’aventure intellectuelle : selon lui, l’homme (l’artiste et le scientifique), dans le monde moderne, est confronté à la tentation d’atteindre le sacré, mais, face à l’inaccessibilité de sa quête, il subit la mélancolie de l’échec, est empêché de vivre l’illusion de pouvoir recomposer « ce qui a été brisé ». Lorsqu’il l’écrit en 1935, Benjamin voit L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanisée comme un point de départ lui permettant de définir une théorie de l’art qui lui sera utile à des développements ultérieurs, son objectif étant d’aborder le destin de l’art dans la société. Ses thèses sont en partie influencées par ses collaborateurs de l’Institut de recherche sociale de Francfort mais aussi par son ami Berthold Brecht. Son propos sera rejeté et par Adorno et par Brecht, qui en sont pourtant (d’une certaine manière) les inspirateurs, notamment en raison de la suspicion de leur influence respective sur le travail de Benjamin. Adorno récuse la radicalité du communisme de Brecht tandis que ce dernier voit les animateurs de l’école de Francfort comme des « bourgeois vêtus de rouge », des marxistes circonstanciels. L’un et l’autre finiront cependant par se rallier aux idées de Benjamin. Ces idées partent du principe que l’art provient d’un contexte originellement magique et rituel ; l’élément historique de l’art s’identifie avec son enracinement dans la tradition. Le caractère sacré qui entoure initialement l’œuvre d’art procède d’un éloignement mystérieux et en même temps d’une présence, une présence inaccessible mais qui demeure une présence unique assurant le lien de l’œuvre à l’homme. Avec l’invention des procédés de reproduction technique, l’inaccessibilité disparaît ; la qualité rituelle et magique de l’œuvre d’art est remplacée par son accessibilité potentielle à tous les hommes. L’œuvre d’art perd ainsi sa signification originelle au profit de qualités illustratives. En somme, coupé de sa tradition historique, l’œuvre d’art n’est plus vécue comme une vérité infaillible mais est observée comme une vérité circonstancielle. Benjamin écrit : « A la reproduction même la plus perfectionnée d'une œuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. […]Les composantes de l'authenticité se refusent à toute reproduction ». Ainsi, l’unicité de l’œuvre d’art originale n’est pas reproductible ; son contexte originel lui assure une existence unique, donc la reproduction technique a beau être fidèle et identique, elle n’est pas authentique. « Ces circonstances nouvelles peuvent laisser intact le contenu d'une oeuvre d'art - toujours est-il qu'elles déprécient son hic et nunc. »), mais, dépouillée de son contexte, elle perd sa fonction, la transmission du message original n’est plus assurée (le contenant ayant changé, le contenu, même identique, est décontextualisé). L’histoire n’est plus vécue et ressentie mais simplement observée, en partie, puisque accessible seulement en partie. L’original impose tandis que la reproduction propose. On pourrait rapprocher cette idée de Benjamin de la critique de la mimesis que fait Platon. Platon reproche aux choses d’être différentes des idées. Pour lui, les objets sont de mauvaises copies des idées, et les peintures des objets sont des copies de copies, donc d’autant plus éloignées de la vérité. Dans cette logique platonicienne, les reproductions techniques d’œuvres d’art ne seraient que des copies de copies de copies. Selon Benjamin, ces nouvelles techniques posent un problème dans la perception même des œuvres d’art et des idées qui en étaient à l’origine : une reproduction, dont, en plus, la signification est infidèle à l’œuvre originale, ne peut pas être perçue avec les mêmes sentiments ; le spectateur ne peut pas avoir la même disponibilité que face à une œuvre authentique, forte d’une tradition, une œuvre dont l’histoire unique assure sa croyance. Auparavant, l’œuvre d’art venait s’inscrire dans le domaine des rêves, reproduite techniquement, l’homme n’a que sa conscience pour tenter de savoir ce qu’elle signifie et ne peut en dégager de la beauté qu’à partir de ses qualités techniques (et intellectuelles). Face à la reproduction, l’attitude de l’homme est donc celle du jeu ou de l’intellectuation (ce qui revient au même), c’est une attitude de distraction. Le spectateur, dépossédé de ses moyens d’actions sur l’original, – sur lequel il se privait bien d’intervenir eu égard au respect et à la croyance que la tradition lui avait inculqués – a de nouveaux moyens d’interventions dans (ce qui est désormais) la consommation de la reproduction : il peut arrêter le disque qu’il écoute, réécouter le passage qui l’intéresse, il peut aussi découper un morceau de photographie pour éventuellement le coller avec un autre, et cela, sans abîmer l’original. La reproduction technique complique la tâche du spectateur qui ne sait plus quelle autorité conférer aux œuvres, mais aide l’historien d’art en lui rendant accessible le patrimoine de l’humanité et en permettant de confronter l’inconfrontable. « On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d'aura et dire : ce qui, dans l'oeuvre d'art, à l'époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c'est son aura. » L’aura est pour lui assimilée à l’unicité de l’œuvre d’art originale, elle n’est pas reproductible et n’appartient qu’à l’œuvre d’art authentique, par opposition aux objets utilitaires et profanes. En fait, la reproduction est vécue comme un déracinement de l’œuvre qui perdrait de son pouvoir et sa proximité avec la société qui l’a créée. Avec cette notion d’aura, l’apparition de l’œuvre semble conditionnée par un mouvement paradoxal : même proche on en serait éloigné. C’est à cette visibilité paradoxale, due à l’éloignement dans la proximité, et à l’unicité d’un lieu et d’un moment, que Benjamin donne le nom d’aura. C’est ce qui se charge de l’œuvre pour la faire disparaître en tant qu’œuvre et la faire devenir lieu de passage. À proximité physique de l’œuvre, on en serait mis à distance par la croyance en son pouvoir, et on ressentirait l’inaccessible. L’aura, c’est le sentiment de frôler l’inaccessible, en somme la Vérité. L’aura est ainsi la sensation qui intervient lors d’une rencontre entre deux êtres, dont l’un est nécessairement animé et croit dans le pouvoir de l’autre d’avoir de l’influence sur lui-même. C’est sentir un lien s’établir, c’est croire au pouvoir de réponse de la chose rencontrée. L’aura n’est pas un fait de nature immuable, mais elle se fait et se défait dans le rapport à l’autre. Elle n’est pas une propriété des phénomènes, mais ce qui arrive à ce que l’homme regarde et dont il espère un signe en retour. L’aura de l’œuvre d’art repose sur une croyance, qui fait que lors d’une situation où l’homme aborde l’œuvre, il lui confère le pouvoir de l’aura. Ce pouvoir c’est celui de l’émotion ; l’aura émeut, nous rappelle que nous partageons une fragile humanité, elle nous rappelle cet inaccessible que (pour le moment) nous ne pouvons atteindre, c’est une sorte d’appel à solidarité. L’aura est expérience au sens propre du terme, elle est traversée de l’objet, qui se présente comme un obstacle et que l’on transforme en issue, en voie de passage. L’aura est ce à quoi on confère l’étrange pouvoir de nous absorber dans le lointain et de nous faire oublier que l’objet qui est là est seulement un objet ; c’est une faculté d’aveuglement. L’aura met à l’épreuve la frontière qui sépare le sujet de l’objet et la métamorphose en union. Le spectateur de l’œuvre croit en la possibilité de cette union et cette croyance est la condition même de sa possibilité ; ce spectateur se laisse faire par l’œuvre. Si, par l’expérience de l’aura, le spectateur se laisse déranger par l’œuvre, c’est qu’il croit au résultat bénéfique de ce dérangement, alors qu’en réalité il ne fait qu’obéir à un comportement appris, qui assure son bien-être justement du fait de sa croyance, c’est ce que l’on nomme la tradition et qui est un mode de comportement transmis dont n’est pas remis en cause le bien-fondé. C’est ainsi qu’avec la reproduction technique, les œuvres d’art, sorties de leur contexte historique, voient leur aura décliner. Benjamin parle en conséquence de « bouleversement de la tradition » ; si l’aura se perd, c’est que les hommes ne croient plus dans la valeur de leur culture d’origine, et cette perte, bien qu’elle repose sur le déclin de la croyance, est vécue comme une dépossession (du fait de la relativisation des valeurs culturelles et cultuelles qu’entraîne la reproduction technique des œuvres. Si toutes les œuvres peuvent être enregistrées et reproduites par le film, le disque et la photographie, c’est qu’elles se valent, et qu’aucune n’est plus proche de la vérité qu’une autre.) En contribuant à la déchéance de l’aura des œuvres, les techniques de reproduction permettent en contrepartie d’avoir un regard plus critique sur sa culture et ses propres pratiques, regard qui l’autorise à (essayer de) comprendre celles des autres. Si l’œuvre d’art reproduite perd son aura originelle et se trouve détachée de sa tradition, elle prend de nouvelles dimensions, devient appréhendable dans de nouveaux volumes qui permettent de la découvrir d’un nouveau point de vue et la soumettent à une nouvelle actualité. On pourrait dire que de cette manière, elle acquiert de petites auras contextuelles ; « la reproduction mécanisée assure à l'original l'ubiquité dont il est naturellement privé. » En venant offrir l’original sous une forme différente et multipliée, la reproduction lui accorde une nouvelle vie, un sens qui le relie à l’ensemble de l’humanité et qu’il n’aurait jamais pu atteindre s’il était resté dans la tradition qui lui a donné naissance. « Chacun aura pu observer combien un tableau, plus encore une sculpture et, par-dessus tout, une architecture se laisse mieux appréhender en photo que dans la réalité. On serait tentés d’attribuer ce fait à un simple déclin du sens artistique, à une insuffisance de nos contemporains. Mais on est bien forcé de constater que, dans le même temps à peu près où se constituaient les techniques de reproduction, un changement s’est produit dans la manière de percevoir les grandes œuvres. Celles-ci ne peuvent plus être envisagées comme des productions individuelles, elles sont devenues des compositions collectives, si puissantes qu’on ne peut les assimiler qu’à condition de les réduire. Les méthodes mécaniques de reproduction se ramènent en fin de compte à une technique de réduction, et procurent à l’homme un degré de maîtrise sur les œuvres sans lequel il ne saurait plus qu’en faire. » En regard de ce texte, il est indéniable que Benjamin gratifie d’une puissante utilité les technique de reproduction, et s’il craint que l’actualisation générale de « l’héritage culturel » porte atteinte à la « tradition », il accorde à ses techniques qu’elles participent aussi à une interprétation des traditions. Reste à savoir si telle interprétation relève de la vulgarité, du contresens, ou d’une relecture authentique et féconde. Ce n’est donc pas la reproduction technique en tant que telle qui représente un danger, mais la possibilité qu’elle ouvre, hors des mécanismes traditionnels de la transmission culturelle, d’exploiter l’héritage culturel trop rapidement, sans nécessairement bien en maîtriser les fondamentaux. Ce qui inquiète Benjamin, ce sont les usages à mauvais escient de la tradition, ses pervertissements. Finalement, avec la reproduction technique, c’est tout le rapport aux œuvres d’art traditionnelles qui est modifié de sorte que l’actualisation devient plus importante que l’original. Le rapport entre production et réception est renversé dans la mesure même où la reproduction renverse la relation entre l’original et sa copie (en effet, dorénavant ne découvre-t-on pas la copie avant de rencontrer l’orignal, si toutefois on le rencontre jamais). En même temps, la reproductibilité induit une délocalisation et une détemporalisation qui abolit l’appartenance de l’image à un espace et à un temps déterminé et permet non seulement de nouvelle perspectives sur l’objet mais ouvre à ce dernier la possibilité d’existences nouvelles. Ainsi conçue, la reproduction technique ne se contente pas de déplacer l’objet dans un autre espace-temps, elle expérimente d’autres façons d’être du monde. Et surtout, la notion même d’authenticité perd tout fondement ; l’original n’est ni plus ni moins authentique que sa reproduction dans une existence différente, dans une autre actualité. En déterminant la valeur des œuvres, en en valorisant certaines plus que d’autres, l’histoire de l’art procède à une hiérarchisation qui est aussi une forme d’actualisation. En somme, la discipline actualise l’originalité des œuvres d’art originales, aidée en cela par l’actualité que trouvent ces œuvres dans leurs reproductions techniques. L’histoire de l’art dit « Voilà ce qui remarquable et voici ce qui ne l’est pas. Ceci a, ou a eu, de l’aura et cela n’en a pas. » L’étymologie n’est pas toujours bonne guide, mais si on se penche sur l’origine du mot art, on observe qu’il vient du latin ars, qui lui-même traduisait le terme grec tekhnê, tekhnê qui a donné en français technique. En grec ancien, la tekhnê désignait un certain type de savoir : le savoir-faire réglé des activités techniques ou artisanales. La tekhnê des Grecs, l’ars des Romains, à la fois art, artisanat et technique, consistait dans la connaissance des règles qui président à la production d’une œuvre bien faite. Cela incluait aussi bien l’art de produire des statues, de la musique, des discours ou de la poésie que la médecine. Avec le temps, les traductions et les évolutions de la technique, la définition a été fortement rénovée, si bien qu’aujourd’hui – à part les traditionnels Beaux-Arts – on ne plus trop quoi mettre derrière et qu’on parle plus facilement de culture. Benjamin ne donne pas de définition particulière de l’art ni de « l’œuvre d’art », mais quand il parle « d’héritage culturel » et de « tradition », on peut en déduire que sa conception se rapproche fondamentalement de ce qu’on appelle la Culture. Il ne le précise jamais et ça ne l’intéresse guère de savoir si les nouvelles techniques sont de l’art, ce qui l’intéresse c’est de savoir ce que devient l’art avec ces nouvelles techniques. Ce qui retient son attention dans les nouvelles techniques, c’est de savoir ce qu’elles font des anciennes, de quelles manières elles traduisent (actualisent) la tradition. Les artistes contemporains élaborent à leur façon des éléments de réponse à ses sentiments qui se propagent. Consciemment ou non, la possibilité de reproduction technique des œuvres d’art, et des œuvres en général, influe sur leur réflexion et leur travail. À cette époque, Marcel Duchamp a déjà produit des ready-made, qui sont des objets manufacturés, produits en série, promus au rang d’œuvres d’art par les seules volontés et signatures de l’artiste. Il également détourné une œuvre d’art historique, La Joconde, ajoutant moustaches un bouc à sa reproduction technique sous forme de carte postale. Dans ce contexte où l’original peut être destiné à disparaître, et où l’on produit de l’original reproductible à partir de reproduction, on ne sait plus très bien quelles valeurs lui accorder. Cependant, comme par un réflexe d’autodéfense, les originaux des œuvres ont vu leur valeur se conserver et même fortement augmenter. Finalement, la reproduction technique a concouru à accroître la valeur symbolique et marchande des originaux des œuvres d’art entrés dans la tradition (de l’art), dans « l’héritage culturel », si bien que même les photographies – technique de reproduction et par essence reproductible – ont leurs originaux. Les œuvres d’art qui sont entrées dans l’héritage culturel commun de l’humanité et qui bénéficient d’une forte valeur esthétique et symbolique (aidées en cela par l’histoire de l’art), d’une importante aura, voient leurs auteurs être dorénavant perçus comme des héros de la civilisation. Si les créateurs contemporains d’art veulent rester dans l’histoire de l’art, il est préférable, voire indispensable, qu’ils réalisent des œuvres techniquement reproductibles, car si l’on peut rentrer au musée avec une œuvre impossible à actualiser par la reproduction technique, il paraît peu probable qu’on puisse y rester avec une œuvre non (facilement) médiatisable. Quand Benjamin parle de « l’ubiquité » des œuvres d’art qui, par l’entremise de leur reproduction, peuvent se retrouver dans quantité d’endroits simultanément et toucher un bien plus grand nombre de personnes, il entend que cette « existence en série » multiplie les possibles. C’est une forme de démocratisation du patrimoine culturel ; tout un chacun peut désormais accéder à des œuvres qui lui étaient matériellement et techniquement inaccessibles. L’exemple d’une scène du film Les carabiniers (de 1963) de Jean-Luc Godard est à cet égard éloquent : deux jeunes hommes qui ont été envoyés faire la guerre en reviennent avec des « souvenirs » (leurs conquêtes), ces souvenirs sont des cartes postales reproduisant quelques unes des plus grandes œuvres de l’histoire de l’humanité comme Le Colisée ou La pyramide de Kheops, et quand ils finissent par les jeter négligemment au sol en s’exclamant que ce ne sont que des cartes postales, leurs femmes répondent que : « Non, ce sont des titres de propriété ». Si les œuvres d’art ne représentent plus cet au-delà inapprochable et qu’on peut désormais les posséder, c’est que l’expérience de l’art change de nature : de la contemplation on passe à la consommation. La masse reçoit l’œuvre (se l’approprie) alors qu’auparavant l’individu se plongeait en elle (pour accéder au monde des sentiments d’infini). En fait, l’œuvre d’art change de statut : alors qu’elle était un lieu de passage, elle devient exposable en tant qu’œuvre d’art. Et si elle était déjà devenue exposable avec les collectionneurs et les musées, avec la reproduction, c’est son exposabilité qui est exposée. « «rapprocher» les choses de soi, ou plutôt des masses, c’est chez les hommes d’aujourd’hui un penchant tout aussi passionné que le désir de réduire l’unicité de chaque situation en la soumettant à la reproduction […] Dégager l’objet de son enveloppe, détruire son aura, c’est la marque d’une perception qui a poussé le sens de tout ce qui est identique dans le monde au point qu’elle parvient même, au moyen de la reproduction, à trouver de l’identité dans ce qui est unique ». C’est ce que dit aussi cette scène des Carabiniers, où avec les photographies d’œuvres d’art, les personnages ont ramené des photo de pin-up ou de sportifs : le Lièvre de Durër est accolé à Mickey Mouse. Plus rien n’a de sens, tout est devenu semblable. La reproduction opère un grand mélange ou tout devient équivalent. On l’aura compris : avec la reproduction, l’œuvre d’art perd son unicité et se trouve incluse dans un processus social, économique et politique qui la dépasse. Benjamin écrit : « Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, bouleversement de la tradition qui n'est que le revers de la crise et du renouvellement actuel de l'humanité. » Ces mouvements ne touchent pas seulement l’art mais l’humanité entière ; la reproduction mécanique et, plus généralement, l’évolution des procédés techniques s’inscrivent dans un vaste processus de perturbation des modes de vie. La reproduction promet l’ubiquité à l’œuvre d’art, qui peut donc se retrouver partout, mais, au fond, elle n’est nulle part véritablement (et si l’original se trouve encore dans un lieu qui assure l’unicité de son espace et de son temps, c’est un musée ou endroit muséifié où elle n’a d’autre fonction que de s’exposer). La massification de la culture invite à un grand mélange où tout se ressemble et tout se perd, c’est pour cela que Benjamin parle de « liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel ». On pourrait assimiler ce changement à la notion de syncrétisme culturel que l’on pourrait définir comme la fusion d’éléments (apparemment) disparates, l’idée que l’histoire s’emballe et conduit à un flot d’associations inattendues. La reproductibilité offre à l’œuvre le potentiel de rassembler tout le monde, mais en fait elle ne rassemble personne, ou, plutôt, elle est l’occasion de mini rassemblements hasardeux. En plus de coïncider avec la naissance des classes sociales, la fin de l’œuvre d’art unique coïncide avec l’émergence de l’individu. C’est dans la destruction de la tradition que l’individu apparaît. L’incertitude de l’avenir qui se propose à un individu devenu plus ou moins maître de lui-même s’accompagne de l’incertitude du sens de l’art, et de la relativisation de la place de chacun. Aux temps du mysticisme, l’œuvre d’art représentait un au-delà à atteindre, au temps de la technique, la reproduction représente l’œuvre d’art comme une fin ; mais, sorti de son contexte, l’œuvre est déchue de son aura et de son sens. L’œuvre d’art est perçue au présent comme un passé inatteignable, alors qu’elle était vécue hors du temps comme l’assurance d’un salut. Si la reproduction mécanisée déplace l’œuvre hors du temps en lui assurant une éternité technique, elle annule son éternité symbolique. Assumer l’expérience de l’art sans l’aura est la caractéristique de l’homme moderne, qui apprend à se passer de l’illusion. Il ne peut plus penser à son niveau local, mais fait maintenant partie d’une foule et est spectateur de cette foule, donc spectateur de lui-même. Quand l’œuvre d’art devient exposable – ou plutôt quand, avec la reproduction, l’exposabilité de l’œuvre d’art devient exposable – c’est l’homme qui s’expose à lui-même. Sans aura, l’homme est maintenant seul au monde, sans Dieu. Séparé de la richesse d’une telle présence, l’homme à l’ère de la photographie et du film se retrouve sans assurance ni sécurité, sans autorité sinon la fragilité de la sienne. La reproduction technique excluant le rapport et la rencontre directs avec l’œuvre, il n’y a plus de possibilité de « Réponse ». C’est au spectateur de trouver ses propres réponses. Ce n’est pas simplement le rapport de l’homme à l’œuvre d’art qui change, c’est le rapport de l’homme au monde : l’individu n’est plus un sujet mais un consommateur. Il n’est plus jugé par une entité inaccessible mais par les autres hommes. La notion d’aura, et son déclin, permet aussi de comprendre que les rapports entre les hommes (et entre les hommes et les choses) ne sont que des constructions, plus ou moins opérantes, qui peuvent donc se défaire. La déchéance de l’aura et de la tradition, en étroite relation avec l’émergence de l’individu, perçu comme de plus en plus rationnel, peut être envisagée comme l’acquisition d’une capacité (d’auto-)critique. Le lien de la tradition corrompu, l’art n’est plus transmis d’homme à homme mais passe par des intermédiaires ; et si ces intermédiaires sont critiquables puisque incapables de transmettre la tradition en l’état, ils nous permettent de constater que cette tradition est une construction, et donc qu’elle est elle aussi critiquable. Il faut savoir que la pensée de Benjamin, en particulier dans cet essai sur l’œuvre d’art, s’inscrit dans le courant philosophique et politique du matérialisme historique impulsé par Karl Marx, et selon lequel le sens de l’histoire dépend du facteur économique et de la lutte entre les classes. Ainsi, quand Benjamin s’attaque aux films qui, pense-t-il, peuvent être de mauvais médias (moyens de reproduction), c’est parce qu’ils servent (consciemment ou non) les intérêts de ceux qui les produisent. Ceux qui ont les moyens de reproduction des œuvres d’art sont aussi ceux qui ont les moyens de production, et ce qu’il craint (et regrette dans le cas du nazisme et du fascisme notamment), c’est que l’art et la tradition soient instrumentalisés, détournés de leur signification originale, au profit d’intérêts particuliers. Les moyens de reproduction technique sont des intermédiaires qui médiatisent la chose reproduite, et, de cette façon, quand Benjamin analyse leurs effets sur l’œuvre d’art, il produit une critique des médias, qui, selon lui, sont utilisés, sans suffisamment de sens critique. D’une certaine façon, ce qu’il regrette c’est déjà que le medium est le message et que la signification de l’œuvre d’art puisse se réduire au medium à travers lequel elle s’expose. Ainsi, dans sa Petite histoire de la photographie, il écrit « La légende ne va-t-elle pas devenir l’élément essentiel du cliché ? », comme si ces nouveaux media nécessitaient explication, qu’il fallait un savoir d’accompagnement pour comprendre ce qu’ils contiennent, comme si la critique était indispensable à leur bonne appréhension. Tant qu’il y aura encore du rêve, il y aura toujours de l’aura dans le monde. Mais l’œil éveillé ne désapprend pas la force du regard quand le rêve s’est complètement éteint en lui. Au contraire, ce n’est qu’alors que son regard devient vraiment fort. » Cela signifie que le regard de l’homme devient fort quand il cesse de croire par avance à la force de ce qu’il regarde ; le spectateur acquiert une compétence, celle du scepticisme. Son regard, qui était impliqué et rêveur, se fait plus suspicieux, devient averti au lieu d’asservi. Benjamin conclut : « Sans le film, on ressentirait la perte de l’aura à un degré qui ne serait plus supportable. » Il veut dire par là que les films détournent le regard des hommes, leur propose une nouvelle voie, une autre vérité qui empêche leur scepticisme de s’exprimer avec trop de violence. C’est ainsi que ces nouveaux médias qui soumettent ce qu’ils reproduisent à la critique doivent eux aussi être critiqués (si on ne veut pas perdre la valeur de la tradition et remplacer des croyances par d’autres). Car si ces moyens de reproduction technique contribuent au déclin de l’aura des anciennes formes d’œuvres d’art, ils n’en pas moins le pouvoir d’auratiser le regard de leur spectateur. La théorie sociologique de l’art de Walter Benjamin l’amène à peu s’intéresser aux œuvres même mais plutôt à leurs fonctions. Il perçoit la possibilité de reproduction technique comme le plus profond bouleversement de l’histoire de l’art. L’art des origines avait pour vocation d’aider les hommes à maîtriser la nature et le monde, la reproduction des œuvres d’art vise à maîtriser l’art lui-même. L’aura qu’on peut conférer à une œuvre est la marque de son utilité sociale, la traduction des représentations qui l’entourent. Sortie de son contexte culturel et social, l’œuvre d’art perd « son ici et son maintenant », perd sa signification, d’où le ton apparemment alarmiste du texte et l’usage du terme de « liquidation » qu’entraînerait la reproduction technique qui détourne l’héritage culturel et la tradition de leur fonction. Les nouvelles techniques en se réappropriant et en reproduisant les anciennes détournent les masses de la vérité historique des œuvres. Cependant, si on peut avoir l’impression que Benjamin n’évoque que de la dégénération de l’art du passé, il parle aussi de l’art contemporain ; il ne pose pas la question de la valeur artistique de la photographie ou du cinéma, pour lui la question est : que devient l’art à travers ces médias ? Il s’inscrit dans une histoire de critique et de théorisation sur l’art et contribue à ouvrir un espace de critique des médias dans une optique sociologique de compréhension du monde. Il décrit le déclin progressif de l’aura unique, de la tradition unique au sein de laquelle naissait et mourrait un homme, mais ce n’est pas la fin de l’aura : on continue d’attribuer de l’autorité et un certain pouvoir aux œuvres d’art. L’homme sécrète l’expérience de l’aura pour répondre à l’abîme qui lui fait face, trouver un sens à ce qu’il voit et vit. Le déclin de l’aura et la reproductibilité technique marquent la fin du sens unique au profit de sens circonstanciels, c’est en quelque sorte le gain d’une marge de liberté. L’homme peut dorénavant prendre en compte la part de hasard dans sa vie. Avec les techniques de reproduction, l’histoire de l’art aide à mettre fin au hasard de la rencontre mystique avec l’œuvre, l’homme n’est plus soumis à l’arbitraire qui fait qu’il doit croire à la réponse proposée (imposée) par l’œuvre ; mais, à l’inverse, sortie de l’immuabilité et de l’éternité de la vie sacrée, l’œuvre d’art se retrouve soumise aux hasard et vicissitudes de la vie des hommes. Par un double mouvement contradictoire, elle perd son étrangeté pour en gagner une autre, est écartée du hasard divin pour être confrontée aux hasards humains. L’époque moderne fait l’expérience du désenchantement du monde, et nous permet de découvrir le sens de liberté des objets que nous produisons sans les regarder, nous rend attentifs à leur fragilité. Nous voyons les choses affranchies de leur sens symbolique pour saisir en leur ruine l’allégorie d’un présent qui vaut pour lui-même. Notre regard est déplacé. C’est ce que nous permet de comprendre le texte de Benjamin, qui s’il est toujours présent aujourd’hui, bénéficie incontestablement d’une certaine (actualité) aura. Qu'aurait dit Benjamin d'Internet et des modifications qu'il apporte à nos expériences de l'aura ? Ne serais-je pas moi-même en train en train d'essayer de me créer une nouvelle aura dans l'oeil de mon lecteur s'il a eu le courage de me lire jusque-là ?

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