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Carré d'arrière par Jules Félix

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Mes anciens ! Enfin, "mes", façon de parler, on n'est à personne, on est à soi, on est à tous. Je vous avais parlé d’eux ensemble la dernière fois en été 2011. Enfin, si, j’en ai reparlé un peu après, mais depuis l’an dernier, c’est un peu différent. Très différent même. Je n’ai pas envoyé de carte postale de vacances l’été dernier à Marguerite. Je ne lui ai pas envoyé de carte de vœux pour cette nouvelle année 2013. Je ne lui ai pas fait de visite à l’improviste dans son petit appartement du rez-de-chaussée qui avait été vendu à la ville depuis longtemps. Je n’ai pas regardé si ses grands volets étaient ouverts ni s’il y avait des petits rayons de lumière qui filtraient derrière eux. C’était la plus jeune, et du haut de ses petits nuages, je sais que Marguerite me cligne maintenant de l’œil… Heureusement, il "me" reste les autres. J’ai passé une journée avec Lucienne, quatre-vingt-seize ans, déjeuné et dîné avec elle. Lucienne a sa mémoire qui flanche un peu, mais pas trop. Elle est dépassée par les événements. Elle se ballotte au gré des contacts. Elle vit seule mais n’est plus trop autonome. Enfin, si pour la vie quotidienne, mais elle ne peut plus gérer ses papiers, ses factures, ses relevés bancaires etc. Elle est un peu aidée. Sa forme mentale est directement proportionnelle à son humeur, et son humeur directement proportionnelle à sa sociabilité. Lorsqu’elle est seule, elle se ronge la mémoire. Mais entourée, elle est heureuse et pète la forme. Le temps passé avec elle est donc immédiatement récompensé : elle va mille fois mieux après qu’avant, malgré la lourdeur du repas (elle mange toujours modérément) et la fatigue des déplacements ou de la conversation. Il y a sans doute deux catégories de personnes : celles qui s’épuisent en papotant avec les autres et celles qui se regénèrent en papotant avec les autres. Elle fait partie de la deuxième catégorie. Assurément. En guide de cadeau de Noël, je lui ai offert un petit album photos. J’avais passé une nuit entière à sélectionner et imprimer les dizaines de photos prises depuis une quinzaine d’années. Je ne pensais pas que ce serait si long. Cette imprimante n’est pas le TGV. Idée intelligente, oserais-je dire avec le manque de modestie de ceux qui ceux qui sont contents de leur trouvaille. Une photo ramène au passé (où Lucienne vit depuis une dizaine d’années), ranime la mémoire, et consolide le présent. La vieillesse a aussi de ses retours de bâtons. Quand on n’est déjà pas trop fin psychologiquement, on peut faire des gaffes (genre blesser sans s’en rendre compte), alors, la vieillesse, la surdité et les boulettes de mémoire aidant, c’est bien pire. Lucienne a même été capable de dire devant une personne comme elle l’ennuyait en pensant parler à quelqu’un d’autre. Car c’est cela qui la caractérise depuis quelques années, elle prend ses interlocuteurs pour d’autres. Du genre, son fils pour son mari, parfois même pour son père. Mais elle est lucide, elle s’en rend compte et rectifie aussitôt. C’est assez étrange ce méli-mélo de la mémoire. Le cerveau, ce grand inconnu… J’ai même compris qu’elle m’avait pris un jour pour un camarade de classe, de classe, donc, lorsqu’elle était écolière à l’école primaire ! Nous étions remontés très loin dans les profondeur du temps. Même ses enfants n’avaient pas connu cette époque. Je venais de prendre au moins une cinquantaine d’années dans les dents ! Concrètement, c’est assez rigolo. Mais cela peut aussi un peu lasser. Heureusement, comme une vitre qu’on nettoie à cause de la buée, sa mémoire est capable de ressaisir la réalité. Les réflexes mentaux ont cependant la vie dure. Je parlais de la non-finesse psychologique. Elle a regardé toutes les photos, une à une. Attentivement. Elle se souvient très bien de son gendre, par exemple. Elle a eu beaucoup de compassion pour lui. Jusqu’à dire devant sa fille que lors des derniers repas de famille, elle ne regardait plus que lui, fascinée. Cela ne l’a pas empêché de dire, l’œil rivé sur une photo, comme une Vampe d’opérette : « Le pauvre… ben, il y a un peu de sa faute » ! Parfois, elle ne reconnaissait pas les personnes. Même elle-même ! Cette femme aux cheveux blancs, elle me fait penser à ma mère ! Mais non, c’est toi !! Il y a à peine deux ans. Elle a dit exactement : « C’était moi, ça, on dirait ma mère ». C’est vrai que vers les quatre-vingt-dix ans (je ne me souviens plus exactement), j’avais trouvé qu’elle avait vieilli singulièrement et je ne comprenais pas pourquoi (je suis une bille en matière d’observation féminine). C’était ses cheveux ; elle avait fini par ne plus teindre ses cheveux car elle faisait une allergie à la teinture. Des cheveux blancs, cela change tout de suite une personne. Pas forcément en mal. Elle a vu aussi des photos de sa sœur aînée, un an de plus qu’elle, en pleine forme. Je vous en ai déjà parlé aussi, elle s’appelle Germaine. Lucienne a du mal à comprendre cette longévité familiale. Leur mère est morte à quatre-vingt-douze ans, et elles l’ont dépassée depuis longtemps. La non-finesse psychologique pourrait donc alimenter les meilleurs sketchs. Parlant de sa sœur et ne comprenant pas pourquoi elle n’est pas encore morte, elle a lâché soudain, dans un excès d’étonnement qui pourrait aussi se porter sur elle-même : « Je ne comprends pas qu’elle bouge pas » ! Justement. Comme les deux sœurs ne peuvent plus trop se voir quand elles le veulent car aucune ne peut se déplacer en automobile, j’ai embarqué Lucienne dans la mienne et l’ai amenée chez sa sœur, à l’autre bout de la ville. Effusions habituelles. Vœux de santé et de bonheur pour la nouvelle année. Trucs habituels. Pour une fois, je suis allé les voir, Germaine et son mari Ernest, avec un bouquet de fleurs. C’est très rare de ma part, car je sais qu’ils n’aiment pas. D’habitude, j’arrivais les mains vides. « Fallait pas le faire ». Heureusement, j’ai pu répliquer sans problème : Faut pas exagérer mais chaque fois que je viens maintenant, tu me sors le grand jeu. Du champagne ! À cause de sa surdité, Lucienne a peu participé à la conversation pour ce petit goûter. Mais elle était heureuse d’être là. La présence humaine lui donne toujours la vigueur qu’un peu d’eau redonne à une fleur cueillie. Celui qui a tenu le crachoir, c’est le patriarche au sourire d’ange. Ernest, à deux doigts d’être centenaire. Lui-même ne s’en rend pas compte. La peau lisse de son visage le rajeunirait d’une bonne trentaine d’années. Aucune crème pour maintenir la bicoque. Quand il était jeune, il avait toujours la peau tirée, rouge écrevisse, et cela lui a beaucoup joué de tours. Maintenant, il a l’air d’un poupon. L’œil pétillant de la farce et de l’humour. Ernest a raconté ses guerres. La Première guerre mondiale. Oui, la première. Il avait déjà une belle voix. Il aurait dû être chanteur. Il avait chanté la Marseillaise à quatre ans. Et on l’avait mis dans un avion. Il a touché à tout. Il voulait faire pilote. À quatre ans, il avait failli faire des dégâts, à force d’appuyer partout sur le cockpit ! Heureusement, on le surveillait. Ce fut donc l’armée de l’air. La Seconde guerre mondiale, c’était moins rigolo. Il avait vingt-sept ans en 1940. Il était mécanicien dans l’aviation et il était chouchouté par tout le monde. Même par les officiers. Il faisait la moindre réparation. Poste stratégique. On l’avait mis de garde un jour, et on l’a engueulé : il était bien trop précieux à l’atelier pour lui faire perdre son temps à la garde. Dans certains univers, l’aristocratie n’est pas ce qu’on croit. Le pauvre ne dort pas trop sur ses deux oreilles. Il se réveille en pleine nuit soucieux de problèmes éphémères qu’il ne devrait plus avoir à cet âge (des problèmes de paperasses et d’argent). Cela contraste avec l’image qu’on pourrait avoir de lui, perpétuel joyeux luron. Le stress est simplement masqué par une bonne humeur naturelle. Lorsqu’il s’est relevé et s’est avancé pour me dire au revoir, il avait pris sa canne. Son corps robuste est assez difficile à déplacer même s’il fait tous les matins ses exercices d’assouplissement avec une assiduité et une persévérance qui devraient servir de modèles pour les plus jeunes. Il en profita l’œil brillant pour me montrer plus précisément sa canne. Avec un anneau en ivoire. « On n’en fait plus des comme ça ». J’ai eu alors droit à une petite histoire familiale. Sa canne appartenait au grand-père de sa femme, Alphonse. C’était un homme assez rigoureux. Alphonse était un professeur d’histoire et de géographie et il faisait aussi des cours de morale dans un grand lycée technique de la région. Un hussard de la République. De la Troisième République. Il est mort assez jeune. À soixante-treize ans probablement après un accident vasculaire cérébral qui l’a empêché de parler à la fin de sa vie. Comme à l’époque, il n’y avait pas de retraite, il travaillait encore, il enseignait encore, ce qui l’obligea à arrêter prématurément. C’était autour de 1930. Ernest était même fier de son "beau-grand-père" (qu’il n’a donc pas connu), car un de ses clients, plus tard, lui raconta qu’il était aussi un ancien élève d’Alphonse et il a pu ainsi confirmer que l’enseignant était un puits de connaissances. Ses camarades et lui, l’ancien élève, avaient cherché à le coller sur le nom d’un fleuve dans un lointain continent et le brave Alphonse était capable de leur donner ce nom ainsi que celui de ses affluents. Les élèves en furent bouche bée. Admiratifs. Germaine enchaîna alors sur sa propre naissance. Elle est née au début de la seconde année de la Première guerre mondiale chez son grand-père qui habitait en ville. Son père, Hubert, fils d’Alphonse donc (attention, il faut un tantinet suivre !), était mobilisé sur le front lorrain, mais comme il a souffert d’une pleurésie, il a été rapatrié chez ses parents. Émilienne, l’épouse de Hubert (et mère de Germaine, celle qui est mort à quatre-vingt-douze ans), était donc enceinte pour la première fois et se trouvait aussi pas loin du front, seule. Elle a voulu rejoindre son mari pour accoucher, et a donc traversé les lignes de front, attendant la fin de la bataille pour retrouver ses parents et son mari. Pour son premier bébé, Émilienne était déjà bien âgée pour son époque, trente et un ans. Et elle était un peu plus âgée que son mari. Elle a eu son troisième enfant à quarante-trois ans. Émilienne n’avait pas manqué de courage mais n’était pas beaucoup appréciée de ses beaux-parents. Alphonse aurait voulu pour son fils Hubert un parti un peu plus… enfin, un peu moins roturier. Hubert était le scientifique typique de la première moitié du XXe siècle, scientiste et rationaliste, hypermachiste au point que son épouse Émilienne, d’une grande délicatesse intellectuelle, a dû exercer son métier d’institutrice en cachette de son mari car ce dernier n’aurait jamais supporté que sa femme travaillât… À quatre-vingt-dix-sept ans et demi bientôt, Germaine sera dans quelques semaines l’épouse d’un centenaire avec qui elle aura vécu mariée pendant près de soixante-seize ans. Entre Noël 2012 et le nouvel an 2013, Ernest et elle m’avaient tendu le journal local qui avait fait un article sur un couple qui avait fêté leurs noces de chêne, soit quatre-vingt ans. « Ils ont le même âge que nous, mais ils se sont mariés plus tôt ». C’est vrai qu’Ernest a attendu ses vingt-quatre ans pour se marier, il aurait pu faire plus vite. Et Germaine avait déjà plus de vingt et un ans. Mais ce n’est pas cette grande longévité qui plaît tant à Germaine. Ce qui lui donne toute sa fierté, elle qui a ancré en elle les valeurs familiales, c’est qu’au mois de mars, elle va devenir enfin arrière-arrière-grand-mère. Une petite fille va en effet naître et va même se prénommer Germaine, sans doute en son honneur. Sa petite-fille sera donc grand-mère à …quarante-cinq ans. Une lignée typiquement féminine : la fille de la fille de la fille de la fille de Germaine. J’attends donc avec impatience la future photo des cinq générations ! Épisodes précédents : http://www.pointscommuns.com/c-commentaire-cinema-61904.html http://www.pointscommuns.com/lire_commentaire.php?flag=L&id=83200 http://www.pointscommuns.com/c-commentaire-musique-97965.html http://www.pointscommuns.com/c-commentaire-cinema-101839.html http://www.pointscommuns.com/c-commentaire-medias-101901.html http://www.pointscommuns.com/c-commentaire-lecture-102183.html http://www.pointscommuns.com/c-commentaire-medias-102917.html

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