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CHEZ MAURICE par Serenissima

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En entrant, je reconnus le bistrot, pas le patron. Lorsque qu’Emile nous y avait entraînés, à la descente du bateau, la salle était plus sombre, mais illuminée par la beauté fraîche de sa fiancée Madeleine et de sa jeune sœur Berthe, qui étaient venues le chercher jusque au bas de la passerelle. Un dernier verre avant de se quitter, qui avait duré, tous empotés de notre toute nouvelle liberté. Nous n’étions pas si proches, mais il y avait eu comme une nécessité de partager ce dernier moment et, pour finir, l’un d’entre nous avait lancé « allez, chiche, on se retrouve ici dans vingt ans pile » et nous avions tous juré craché. Les filles avaient ri. Aujourd’hui, sous le même nom, les couleurs du mobilier et des peintures étaient trop vives, le patron plus jeune, comme si on avait voulu caricaturer les années soixante dix. Je n’était pas le premier. Je reconnus tout de suite Léonard, sa lourde carcasse empêtrée sur la chaise inconfortable. Impossible d’oublier ce géant, toujours aussi volubile. Il m’apprit très vite qu’il en était à son deuxième mariage, n’avait pas compris pourquoi sa première femme l’avait quitté, se plaisait dans son boulot d’administrateur dans un ministère mais connaissait de brutales crises de déprime sans savoir pourquoi. Il bougeait autant qu’il parlait, se levait de temps en temps, mais ne me posa aucune question. Je vis arriver avec plaisir Victor, il portait toujours les mêmes lunettes, vivait à Nantes et espérait que la nouvelle loi sur le prix du livre lui permettrait de sauver sa librairie que sa spécialisation sur l’époque coloniale et ses guerres ne réussissait pas à faire vivre. Puis vint Eugène, cheveux longs et peau brûlée, fébrile, nous ne l’aurions pas reconnu. Il était parti très tôt « tricoter des chèvres dans le Larzac », comme se moqua Léonard, mais lui ne pensait qu’à fêter leur victoire, ils resteraient sur leurs terre, seul le combat solidaire pourrait nous sauver, le savions-nous ? Le patron s’avança, vérifia nos prénoms, et nous donna une lettre de Gaston. Il avait changé de nom. Après avoir tenté du sport, plus souvent au vestiaire que sur le gazon, il travaillait à Hollywood où sa belle gueule taillée à coups de gouge lui valait des rôles de méchants ou de ténébreux ; il se souvenait bien du rendez-vous mais ne pourrait nous rejoindre, la rançon du succès, vous comprenez. Personne ne savait trop quoi dire, on se moqua gentiment, on évoqua ses succès auprès des filles, on s’étendit sur le cinéma américain. Malgré les tournées de p’tits jaunes, l’ambiance se traînait un peu. Nous commandâmes des moules et de la charcuterie corse, nous disputâmes un peu pour choisir le rouge, pour la forme. Nous évoquâmes mollement les absents, dont on ne savait rien. Nous remarquâmes une fille qui entrait, un peu étrange, belle avec ses cheveux rouges et ses bas verts. Après un regard circulaire, elle fonça vers nous. « Je suis Berthe, la sœur d’Emile.» Très vite, elle raconta. Peu après son retour, Emile avait quitté Madeleine, il ne faisait rien, se renfrognait, traînait toute la journée dans les calanques, jusqu’à ce jour où il n’est pas revenu. On n’avait jamais retrouvé son corps. Emile, le beau gosse au bagout chantant. Rattrapés par l’indicible, par ce que nous ne voulions ni voir, ni dire, ni penser, nous prononçâmes quelque parole vague et nous ne nous sauvâmes qu'en questionnant Berthe sur elle, si vivante au milieu de nous quatre. Elle était montée à Paris, adorait son métier de costumière de théâtre, de la rue à la scène, toujours en mouvement. Et moi, le Georges, surnommé La combe parce qu’il fallait beaucoup creuser pour m’arracher un mot, je n’était pas le dernier à la faire parler, afin d’échapper au silence vertigineux qui pesait sur nos têtes. Surtout ne pas se rappeler, surtout ne rien en dire. Vingt ans, c’était trop peu pour syncrétiser ces années volées, inavouables, ces années perdues, si bien tues. Nous remerciâmes Berthe d’avoir fait le voyage pour nous, et nous nous dépêchâmes de quitter Chez Maurice, chacun de son côté. La nuit tombait sur le vieux port et les pas étaient lourds.

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