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Un matin minuscule par Cherenko

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Il était une fois une seule fois un matin minuscule, j’étais assise sous un lampadaire qui crachotait quelques watts faiblards et je pensais à la nuit que je venais de traverser. J’avais rencontré un homme la veille comme ça arrive maintenant dans le monde moderne, il avait de longues chaussures en cuir noir très pointues et un nœud papillon couvert d’asticots, enfin de faux, bien sûr, ce n’était pas du meilleur goût mais en même temps il était en train de lire une nouvelle d’Hemingway que j’aimais absolument et qui s’appelle l’étrange contrée. Ainsi l’homme est il fait qu’il est tout à fait capable de porter un nœud papillon couvert d’asticots au bord du cou et une nouvelle d’Hemingway au bord des doigts. Je n’aimais pas du tout la vie que j’avais menée les jours et même les semaines précédant cette rencontre, c’était une vie morne, terne, une petite vie vêtue d’un ordinaire jauni et éraflé par endroit. Si j’avais été riche, je m’en serais acheté un neuf, mais comme je faisais partie des revenus plutôt modestes je devais m’en contenter et le rapiécer régulièrement. Bref, grosso merdo j’étais une pauvre fille mais gentille, avec un certain goût pour l’intérieur, pas celui de ma cuisine ou du petit cabinet, non non, le Grand Intérieur, celui qu’on tapisse de pensées parfois compliquées, aux perspectives infinies où à la logique géométrique des espaces, on préfère celle plus aléatoire des points de vues et des renversements inattendus, précipités, capricieux et fantaisistes. Nous avions bu et beaucoup parlé de l’Etrange Contrée, et à force de toute cette loghorrée, nous avions fini par ne plus exister réellement dans ce monde moderne où les hommes et les femmes se rencontrent bêtement, vraiment bêtement (les seules rencontres échappant à cette bêtise étant du ressort pur et dur du sexe, où les corps se collent puis se décollent selon la loi de l’attraction dans son plus simple appareil, sans tenir compte du périmètre social de la relation, de son environnement, de qu’est ce que tu fous dans la life, sans chichi et son flonflon), si bêtement que personnellement j’évite tout ça, sauf que là, à parler tant et tant de l’Etrange Contrée, nous avons fini, de manière très imperceptible et douce, par ne plus exister réellement dans ce monde moderne en tant que ce que nous étions en arrivant chacun à la rencontre, et nous nous sommes trouvés soudain dans le monde de l’Etrange Contrée, chacun à notre manière mais très ensemble, et lorsque le barman nous a demandé de quitter les lieux parce qu’il allait fermer, nous nous sommes dirigés au bord de l’eau et nous avons décidé d’attendre le matin, nous n’avions rien à faire ensemble et c’était terrible parce que nous étions pourtant terriblement ensemble, ligotés ensemble dans un bienheureux provisoire par le lien des bouches, des sexes, des mains, des pieds, des particules de peau. Il portait une valise dont il avait sorti un plaid, c’était pourtant un allemand et il est bien connu que les allemands ne sortent jamais de plaids de leur valise, un plaid donc qu’il avait soigneusement étalé dans l’herbe et ensuite nous nous étions ligotés jusqu’au sommeil. Nous n’avons pas dormi, vu ensemble le jour se lever dans l’Etrange Contrée, durant ce temps du premier et du dernier jour de l’Etrange Contrée. Vu la première éclaboussure du jour sur nos yeux lourds et si grands, si ouverts dans ce monde incertain et doux, il fallait être fort pour ne pas céder aux larmes, pour ne pas en souffrir, pour ne pas hurler que ça dure encore et encore, mais déjà tirés chacun vers l’arrière, à retourner vers et en soi même, et juste avant de retrouver le Grand Intérieur, si las, si terne, si morne, s’asseoir sous le dernier lampadaire encore allumé, avec son grand intérieur qui envoie des éclairs dans la lumière grise du matin sans comprendre que ça ne sert plus à rien, que c’est devenu inutile, que le jour sait faire bien mieux que ça, qu’il faut maintenant que tout s’éteigne, la scène en entier, tout ce qui m'apparut soudain de l’Etrange Contrée et me traversa d’une extraordinaire félicité, puis me renvoya, sans explication, vers ma pauvre conscience que mon ordinaire en haillon n’arrivait même plus à vêtir décemment. Refrain : Comme on est, comme on est, Comme on est rien. (3 fois)

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