Le septième Commandement placardé sur le mur de granit de sa conscience venait de prendre un mauvais coup, la pancarte déchiquetée et ses clous arrachés, la loi pourtant marquée au fer, pendouillait en lambeaux sanguinolents. Encore palpitante, elle se balançait effroyable, pendant que des mouches bleues sagglutinaient en grappes pour en sucer lignominie.
Au grand banquet des vautours, il avait fini par présider et se tenait à la table des orgies, la fourchette entre les dents et un rictus aux lèvres. Il y avait au menu de la chair et du sang mais il ne montrerait pas sa nausée. Il ferait comme les autres. Il avait bien résisté pendant des années, vivant chichement, faisant vivre à sa famille une vie médiocre de pauvres, observant bien les règles et les convenances. Il avait choisi dêtre honnête. Par facilité. Par conviction. Parce que cétait comme cela. Il pensait vraiment que cétait le bon choix. Dans le bon ordre des choses.
Un matin, pourtant, il pressentit comme un désordre. Sur le chemin quil empruntait chaque jour pour aller au travail, toutes les façades, les volets, les devantures des boutiques, les boiseries des portes, des fenêtres, des meubles de son entreprise, jusquà son propre bureau, étaient désormais minées de lintérieur, rongées par les termites, vermoulues...à limage de ces visages sans regard, où les yeux étaient remplacés par des pièces de monnaie avec des clignotements de calculette. « Vous prendrez bien un pot-de-vin ? » Tous comptaient leurs sous. Leurs dividendes. Leurs enveloppes. Leurs dessous de table. A eux les promesses de paillettes et de strass, dor et de bijoux. A eux les châteaux en Espagne et les Eldorado ; « tous américains » cétait leur grand rêve...
Lui, de son côté, solitaire, un peu trop raide, il traversait des déserts. La probité ne nourrit guère. A force de désert, de plaines arides, de rivières asséchées, il était arrivé devant un mur qui bouchait toute la vue. Et puis il y avait la voix de Sophia....Elle résonnait comme un tambour, de plus en plus proche, de plus en plus fort. Une voix qui le glaçait sur pied, qui le poussait, qui lui mettait la tête sous leau, qui revendiquait, qui exigeait. La voix de Sophia crachait des crapauds, des serpents, des ordures et cétait lui qui avait maintenant la bouche pleine de vase et de fiente. La voix lui intimait de faire comme les autres, de sadapter, de rentrer dans le moule, dêtre moins rigoureux, moins droit, plus souple, moins regardant. Sophia sétait même mise en grève, et dormait loin de lui désormais, pour bien lui montrer tout son mépris.
Le mépris, il avait lhabitude. Au boulot, il était le dernier des derniers. On riait de lui. A lheure où la vie était devenue si difficile, .il fallait bien se rendre à lévidence. Les salaires étaient si minables, à force de tirer le diable par la queue, lintelligence venait aux hommes, pour colmater les trous, pour sen sortir, ils finissaient par trouver des solutions, et même lEtat débordé finalement sen accommodait, tout le monde y trouvait son compte après tout...Etre honnête au milieu des rats relevait du défi et ce nétait guère plus tenable.
Alors faire de la figuration commença de lui peser. Un jour, ou une nuit quil ne parvenait pas à trouver le sommeil, ce socle de valeurs sur lequel il avait bâti son existence, commença de glisser, lentement, sécroulant sur lui-même, effaçant les chemins et les routes, chargeant des gravats indigestes, visqueux et gluants, anéantissant tout sur son passage avant de sarrêter là à ses pieds dhonnête homme stupide et ridicule. Il ne pouvait plus rester là immobile. Et la voix soudain sirupeuse de Sophia lencouragea à franchir la ligne. Au travail, on lapplaudit. Il ne serait plus le grain de sable qui empêche les rouages de tourner rond. Il venait dentrer dans larêne.
Sa vie allait changer. Forcément.
Maintenant « il se sentait étranger à tout. Etre étranger à soi était bien commode. Comme lAutre, il pourrait commettre un crime sous le soleil et il ne sen porterait pas mal."
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