On ne choisit pas ses parents m'a t-elle dit plusieurs fois, tout le reste est à la portée de nos désirs mais ça, c'est inaltérable, c'est un bloc que nul mauvais temps ne viendra éroder, que nulle grêle ne fissurera et que nul soleil n'adoucira.
C'est un socle immobile dans nos vies qui dérive parfois bien loin de ce qu'on avait prévu. C'est un fantôme affable qui nous suit pas à pas, ne craignant ni nos colères ni nos supplications à aller voir ailleurs, pour que notre horizon se dégage enfin.
Un spectateur informel de nos temps défaits et refaits à la force de nos espoirs ou chagrins.
Il n'y a pas d'ombre dans le soleil qui défie notre silouhette mais ce triste sire qui assiste à la moindre de nos représentations.
Alors quelque fois je me raconte une autre histoire, pour essayer de le perdre sur un autre chemin.
Et si j'avais été adoptée, que mon sang ne soit pas le leurs, mais celui d'êtres dépourvus de haines et forts d'un amour infini.
Je ne serai pas alors la fille de la sirène maléfique et du marin éperdu d'amour pour elle, pris dans les filets de son chant mélodieux et mélancolique.
Mais ce n'était pas lui qu'elle voulait mais ce sombre ange blond qui la laissera à terre à moitié morte.
Le spectateur oscille et ne dit mot, telle est la vie qu'on croit s'être choisi.
La sirène se relève et titube, dans son ventre grandit le fruit de ses déviances, marin oh marin entends tu ma complainte ? il accourt et plie genou devant la dame de ses rêves, donne un nom à cet autre à naître et l'épouse, l'honneur est sauf et l'espoir est permis, peut-être l'aime t-elle finalement, même si ce n'est qu'une sirène.
Ses grands cheveux noirs se déploient sur ses épaules et ses grands yeux noirs en amande se posent sur le monde tel un voile innocent et pur, pourtant c'est de colère et d'instabilité qu'est tissé l'étoffe de sa vie.
Il en paiera le prix. Entre temps je suis née par un jour d'hiver, quand les coeurs s'enroulent dans de chaudes écharpes pour se réchauffer.
Qui sait ce qu'il se cache dans les desseins déçus et vides d'amour, égrénant amertume et regret comme des indices pour se perdre dans cette vie.
Détruite tu as été alors ne déçois pas le spectateur qui sourit et estime tes chances de gangner contre lui.La sirène m'a jeté à la gueule du marin comme un oeuf enfin pondu.
Tu l'as voulu tu l'as eu a t-elle dit ! C'est ainsi que peut démarrer une vie, quand l'impasse dans laquelle on croupit nous révolte tant qu'il ne reste qu'à s'en prendre à ceux dont on pense qu'ils ont précipités notre chute.
Il pleut aujourd'hui tandis que je pense à cela, l'été ne veut décidemment pas arriver, mes patients patientent dans le salon, alignés sur les chaises dépareillées du salon, commentant chacun leur tour ce mauvais tour de Dame nature.
J'essaye souvent d'imaginer quels enfants ils ont pu être, c'est frappant d'ailleurs que le monde de la folie finit presque par effacer ce qui a pu exister avant de sombrer.
Comme si le passage de cette frontière nécessitait de se délester de tout ce qui a pu être différent, le spectateur se défile à l'entrée et reste en retrait pour ne pas se faire prendre, pourtant c'est bien souvent à cause de lui qu'ils finissent par en arriver là.
Mais ils sont nés un jour, bébés joufflus et souriants, ils ont appris à marcher, à parler, ils ont crus qu'ils étaient aimés et que rien ne viendrait les heurter.
Tous ces corps désormais instables dans leurs espaces, déformés de médicament et de folie consommée ont étés un jour autres, un autre monde pour une autre vie.
Où se sont-ils perdus ? le spectateur a t-il déplacé au fur et à mesure les petits galets blancs qu'ils semaient pour ne pas perdre ?
Je contemple parfois les gens dans le métro, ou à la terrasse d'un café et j'essaye aussi de retrouver l'enfant, je me dis bien souvent qu'on a peu pris soin de nous même, derrière les artifices d'adultes responsables que nous croyons être, meutris et abîmés par nos défaites et nos vaines guerres contre nous même, le spectateur se fond alors dans l'armure dérisoire de nos vies compliquées.
Je regarde mes patients, ils y ont crus comme moi sans doute un jour, petits souffles de vie que nous étions en attente d'un vent chaleureux qui nous aurait fait dériver aux quatres coins du monde.
Beaucoup sont restés sur le quai, comme moi je crois, je porte une blouse qui peut faire penser le contraire mais il n'en est rien, je n'ai pas choisi mes parents, et cela a un prix.
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