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Petite cuite d'un soir de novembre par Brian K

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Le bar n’avait même pas de nom, ou du moins pas de nom qu’on pouvait lire. C’était... C’était presque dans une autre vie, on pouvait dire ainsi. Et, accessoirement, c’était aussi un de ces soirs où l’on est prêt à entrer n’importe où après avoir marché trop longtemps sans but et sans se soucier non plus d’avoir déjà quelques verres de trop. Il pleuvait ? Il faisait simplement froid et c’était déjà le milieu de la nuit ? Quelque chose comme ça, oui. Peut-être tout cela en même temps, d’ailleurs, avec du vent par dessus le marché. Du vent, oui. Il se rappelait que son regard avait été attiré par un détail saugrenu : une cage en osier suspendue à un crochet au dessus de la porte d’entrée, au niveau du premier étage, et la cage où était enfermée une poule en plastique se balançait dans tous les sens. Un quartier infect, presque une poche de pus, et on entendait le vacarme d’un train de marchandises qui sortait de la gueule du tunnel, un bruit interminable qui devait être celui de quarante wagons de céréales qui roulaient vers les silos de Saint-Nazaire. Que c’était un bar, il ne l’avait pas compris tout de suite : pas de nom, pas d’enseigne, des rideaux abominables derrière lesquels on devinait des tables, quelques silhouettes. Il avait fallu qu’une des silhouettes ouvre la porte pour qu’il perçoive des rires, la couleur fade d’un carrelage triste, une bouffée d’air chargée de l’odeur du vin. C’était n’importe où, cela avait l’air d’être n’importe quoi et il n’avait pas hésité longtemps à entrer, sentant qu’il était lui-même n’importe qui. Et il avait bu un premier verre, probablement un verre de n’importe quoi, en considérant le carrelage fade qui était aussi triste que celui d’une certaine boucherie de son enfance. Tout en buvant, il continuait à penser aux quarante wagons qui fonçaient vers Saint-Nazaire, où se trouvait une usine d’oléagineux qui produisait également des farines et des tourteaux de soja pour l’alimentation du bétail. Comment il le savait ? Parce qu’il était né là-bas, à soixante kilomètres, et parce qu’il connaissait depuis toujours l’odeur prenante des matins d’hiver où, par vent d’est et parfois aussi de nord, la ville semblait prisonnière d’une cloche où stagnait l’odeur de la friture, mélangée à une autre qui lui rappelait un peu la compote de pommes encore chaude. Il avait sympathisé avec la patronne, qui était dans un état similaire au sien et devait avoir quelques années de plus que lui. Il n’y avait pas eu d’entrée en matière. Relevant les yeux au milieu du deuxième verre, il avait constaté qu’elle était assise sur la banquette en face de la sienne, d’où elle observait la salle tout en lui adressant la parole, s’efforçant de conserver une certaine dignité de langage. Depuis combien de temps elle lui parlait ? Il ne savait pas. Et puis, est-ce que cela avait tellement d’importance ? Un peu trop d’alcool et quelqu’un ou quelque chose était là à un moment précis avant de disparaître la seconde suivante, parce que tout se mélangeait. Quel moment ? C’était le stade où on ne voit pas encore les choses tourner, où les objets semblent encore occuper une place déterminée, avoir des contours précis - sauf la cage en osier, dehors, qui continuait à aller dans tous les sens parce que les rafales redoublaient. Et le train qui dans le même temps devait continuer sa course, traversant des gares minuscules toutes plus ennuyeuses les unes que les autres. Après tout, c’était peut-être lui qui avait prononcé les premiers mots, parlant justement de cette cage qu’il trouvait bizarre, et de la poule en plastique à l’intérieur qu’il avait d’abord pris pour un véritable oiseau. Son prénom ? Elle avait dû lui répéter deux fois pour qu’il le retienne, parce que c’était un prénom comme tant d’autres, un prénom de femme qui commençait par un J. Jacqueline ? Jeanine ? Ce qui était certain, c’était qu’il ne lui avait pas donné le sien parce que même ivre il abordait toujours les rencontres avec une certaine prudence, en s’interdisant de tomber dans la familiarité. L’alcool déliait les langues ? Pas la sienne, ou en tout cas il n’aimait pas se livrer. Des banalités suffisaient, des propos de surface qui ne disaient rien de lui. C’était son idée que les mots qu’on prononce dans un bar la nuit étaient sans plus d’intérêt que la poussière sur le trottoir. Les deux hommes qui bavardaient à la table à gauche de l’entrée, sous une affiche rouge dont les grosses lettres commençaient à danser ? De la poussière, ça aussi! Il suffisait de les entendre : - Au fait, je t’ai dit que j’ai déjà mon idée de couverture pour le premier numéro ? Le premier numéro de quoi ? En écoutant machinalement, il avait appris qu’il s’agissait d’un magazine que le moins imbibé des deux hommes, celui avec la chemise jaune, avait le projet de lancer. Ce serait local mais très audacieux, et la fameuse couverture était une composition de visages de femmes en noir et blanc, des visages fixés sur des encriers. Ce qui était effectivement audacieux. L’homme parlait avec de grands mouvements de la bouche, comme une marionnette de ventriloque. Mais curieusement, au dessus de sa tête, ce n’était pas une main agitant des fils qu’on voyait, mais une étagère sur laquelle se trouvaient alignées des poupées qui observaient la salle serrées les unes contre les autres et sans rien dire : d’odieuses poupées au bras de cire et aux paupières lourdes. Puis un homme était entré, ivre lui aussi mais ce n’était pas une condition suffisante. Le serveur était immédiatement sorti de derrière le comptoir pour le mettre à la porte car il n’avait pas le style de la maison. Dehors, la pluie commençait à se transformer en neige, une neige hésitante, et au fur et à mesure que les flocons grossissaient les lettres de l’affiche rouge s’étaient mises à décrire des cercles. Le matin lorsqu’il s’était réveillé les trottoirs étaient blancs. Juste en face de son lit, de l’autre côté de la fenêtre, une poule muette enfermée dans une cage l’observait gravement. Il n’y avait personne d’autre que lui dans la chambre, mais il n’avait pas la certitude qu’il en avait été ainsi durant toute la nuit.

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