Le bar navait même pas de nom, ou du moins pas de nom quon pouvait lire. Cétait... Cétait presque dans une autre vie, on pouvait dire ainsi. Et, accessoirement, cétait aussi un de ces soirs où lon est prêt à entrer nimporte où après avoir marché trop longtemps sans but et sans se soucier non plus davoir déjà quelques verres de trop.
Il pleuvait ? Il faisait simplement froid et cétait déjà le milieu de la nuit ? Quelque chose comme ça, oui. Peut-être tout cela en même temps, dailleurs, avec du vent par dessus le marché. Du vent, oui. Il se rappelait que son regard avait été attiré par un détail saugrenu : une cage en osier suspendue à un crochet au dessus de la porte dentrée, au niveau du premier étage, et la cage où était enfermée une poule en plastique se balançait dans tous les sens.
Un quartier infect, presque une poche de pus, et on entendait le vacarme dun train de marchandises qui sortait de la gueule du tunnel, un bruit interminable qui devait être celui de quarante wagons de céréales qui roulaient vers les silos de Saint-Nazaire.
Que cétait un bar, il ne lavait pas compris tout de suite : pas de nom, pas denseigne, des rideaux abominables derrière lesquels on devinait des tables, quelques silhouettes. Il avait fallu quune des silhouettes ouvre la porte pour quil perçoive des rires, la couleur fade dun carrelage triste, une bouffée dair chargée de lodeur du vin. Cétait nimporte où, cela avait lair dêtre nimporte quoi et il navait pas hésité longtemps à entrer, sentant quil était lui-même nimporte qui.
Et il avait bu un premier verre, probablement un verre de nimporte quoi, en considérant le carrelage fade qui était aussi triste que celui dune certaine boucherie de son enfance. Tout en buvant, il continuait à penser aux quarante wagons qui fonçaient vers Saint-Nazaire, où se trouvait une usine doléagineux qui produisait également des farines et des tourteaux de soja pour lalimentation du bétail. Comment il le savait ? Parce quil était né là-bas, à soixante kilomètres, et parce quil connaissait depuis toujours lodeur prenante des matins dhiver où, par vent dest et parfois aussi de nord, la ville semblait prisonnière dune cloche où stagnait lodeur de la friture, mélangée à une autre qui lui rappelait un peu la compote de pommes encore chaude.
Il avait sympathisé avec la patronne, qui était dans un état similaire au sien et devait avoir quelques années de plus que lui. Il ny avait pas eu dentrée en matière. Relevant les yeux au milieu du deuxième verre, il avait constaté quelle était assise sur la banquette en face de la sienne, doù elle observait la salle tout en lui adressant la parole, sefforçant de conserver une certaine dignité de langage.
Depuis combien de temps elle lui parlait ? Il ne savait pas. Et puis, est-ce que cela avait tellement dimportance ? Un peu trop dalcool et quelquun ou quelque chose était là à un moment précis avant de disparaître la seconde suivante, parce que tout se mélangeait.
Quel moment ? Cétait le stade où on ne voit pas encore les choses tourner, où les objets semblent encore occuper une place déterminée, avoir des contours précis - sauf la cage en osier, dehors, qui continuait à aller dans tous les sens parce que les rafales redoublaient. Et le train qui dans le même temps devait continuer sa course, traversant des gares minuscules toutes plus ennuyeuses les unes que les autres.
Après tout, cétait peut-être lui qui avait prononcé les premiers mots, parlant justement de cette cage quil trouvait bizarre, et de la poule en plastique à lintérieur quil avait dabord pris pour un véritable oiseau. Son prénom ? Elle avait dû lui répéter deux fois pour quil le retienne, parce que cétait un prénom comme tant dautres, un prénom de femme qui commençait par un J.
Jacqueline ? Jeanine ? Ce qui était certain, cétait quil ne lui avait pas donné le sien parce que même ivre il abordait toujours les rencontres avec une certaine prudence, en sinterdisant de tomber dans la familiarité. Lalcool déliait les langues ? Pas la sienne, ou en tout cas il naimait pas se livrer. Des banalités suffisaient, des propos de surface qui ne disaient rien de lui. Cétait son idée que les mots quon prononce dans un bar la nuit étaient sans plus dintérêt que la poussière sur le trottoir.
Les deux hommes qui bavardaient à la table à gauche de lentrée, sous une affiche rouge dont les grosses lettres commençaient à danser ? De la poussière, ça aussi! Il suffisait de les entendre :
- Au fait, je tai dit que jai déjà mon idée de couverture pour le premier numéro ?
Le premier numéro de quoi ? En écoutant machinalement, il avait appris quil sagissait dun magazine que le moins imbibé des deux hommes, celui avec la chemise jaune, avait le projet de lancer. Ce serait local mais très audacieux, et la fameuse couverture était une composition de visages de femmes en noir et blanc, des visages fixés sur des encriers. Ce qui était effectivement audacieux.
Lhomme parlait avec de grands mouvements de la bouche, comme une marionnette de ventriloque. Mais curieusement, au dessus de sa tête, ce nétait pas une main agitant des fils quon voyait, mais une étagère sur laquelle se trouvaient alignées des poupées qui observaient la salle serrées les unes contre les autres et sans rien dire : dodieuses poupées au bras de cire et aux paupières lourdes. Puis un homme était entré, ivre lui aussi mais ce nétait pas une condition suffisante. Le serveur était immédiatement sorti de derrière le comptoir pour le mettre à la porte car il navait pas le style de la maison. Dehors, la pluie commençait à se transformer en neige, une neige hésitante, et au fur et à mesure que les flocons grossissaient les lettres de laffiche rouge sétaient mises à décrire des cercles. Le matin lorsquil sétait réveillé les trottoirs étaient blancs. Juste en face de son lit, de lautre côté de la fenêtre, une poule muette enfermée dans une cage lobservait gravement. Il ny avait personne dautre que lui dans la chambre, mais il navait pas la certitude quil en avait été ainsi durant toute la nuit.
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