Vieillir, cest drôle de truc. Chacun a sa méthode, chacun tente des trucs pour ralentir le processus, dépense énergie, argent, illusions. Ça marche parfois, suffit dy croire. Dans un coin de ma tête, jaime lidée de vieillir, jaime la douceur de lisser, daplanir, de laisser pisser en paix. Et puis ailleurs dans mon cerveau, ça vrille, ça jouit, ça frétille, ça aime la nouveauté, la découverte, les trucs neufs, les défis et le rire.
Premier rendez-vous : Vous êtes un homme propre sur lui, la tête bien pleine, bien faite, pas trop fête. Ça sent lhumour contrit de papy, le renoncement aussi. Vous parlez beaucoup, trop ? Un peu oui. Peut-être pour contenir, peut-être pour ne pas laisser le vide vous envahir, quil aurait tôt fait de vous démobiliser, de vous dire « à quoi bon », alors vous en rajoutez des louches et des louches pour croire quil suffit danimer pour vous révéler sous votre meilleur jour. Cest que vous en avez des choses à dire, à partager, je lentends, je le sais que trop bien, cest leffet de vivre seul, cela crée un trop plein, la parole ne sécoule plus dans loreille dun interlocuteur au quotidien, mais je ne deviendrai pas le vôtre, je lai su au premier regard quand je vous ai reconnu de loin, traverser le pont et pousser la porte de cette taverne. Déjà je nécoute quun mot sur trois, puis sur dix et même ainsi je peux deviner la teneur de votre prochaine phrase. Puis je pense à autre chose, je regarde les vieilles pierres de la mairie et je pense quelles en ont vu dautres, des couples mal assortis à la terrasse den face, des qui font tant defforts pour encore croire quil pourrait se passer quelque chose. Mais comment cela se pourrait-il ? Ce soir cest mort, elles vous le confirment, elles ont un grain qui vous affole, une dignité qui vous glace et ce sentiment de vous être encore fait avoir par vos illusions aussi suintantes que ces vieilles pierres qui tiennent ce bâtiment debout. Vieillir cest aussi se détacher des possibles, ne plus leur accorder tant dimportance et chercher le bon dans le présent. Et pendant quil parle de lavant-garde musicale des années 60, me revient en tête une mélodie écoutée la veille, un truc de djeuns qui ma épinglé la tête, certes, ce nest pas Coltrane, mais ça résonne encore dans mon oreille comme une petite fête au pavillon, des lampions sallument et jai envie de marcher, marcher dun pas léger. Je vois bien que vous ne pourrez me suivre. Jendosse ma solitude et je prends congés. Je me sauve.
Seconde rencontre : Vous êtes si jeune, la peau gorgée de soleil, le muscle trépignant sous létoffe de ne pouvoir respirer à lair libre. Vous êtes planté, là, devant moi, dans lencadrement de la porte et je ne sais que faire de ma surprise, maladroite, je vous prie de rentrer, vous bousculez ma réclusion. Vous êtes venu me voir chargé dun motif un peu bancal, je ressens votre gêne, je vous offre un verre. Il fait chaud, on boit, on parle. Vous dites des choses que je ne connais pas et jen fais tout autant. Nous nourrissons léchange. Vous revenez de la mer, laraignée cest pour moi, pour me remercier ? Peut-être, je ne demande pas, pétrie de confusion car je nen mange pas. Comme il se fait tard et que vous ne bougez pas de votre chaise, je vous propose de partager mon dîner et vous dressez la table pendant que je réchauffe quelques restes.
On parle encore et je vous taquine un peu, gentiment, pas méchamment, comme je le fais souvent avec mes amis chers, vous mêtes cher, vous me dites quil nest pas gentil de se moquer et je comprends que jai manqué un épisode, je lis le résumé dans vos yeux : vous êtes là pour moi, un peu plus que pour ma simple compagnie. Vous avez fait leffort de frapper à ma porte et cela vous a demandé plus de courage que je semble limaginer, vous comptiez sur moi pour faire le second pas et au lieu de cela je me moque, comme je taquine mes amis, car pour moi vous êtes un ami, japprécie votre simplicité, votre humanité modeste, votre curiosité et je lavoue, votre plastique me trouble, comme me trouble la beauté, la sensualité dune pivoine, larrondi dun bronze, le sourire espiègle dun enfant, la pâte grasse sur la toile. Je devrais dire quelque chose, répondre à cette avance, mais je nai pas votre courage, je ne sais que me terrer dans mon silence pour enfouir ma gêne au fond du terrier. Je nai pas envie davoir à mexpliquer. Bien-sûr votre insolente jeunesse est tentante comme un pot de miel, mais que ferai-je de vous quand, dès demain, elle magacera tant que jen deviendrai haïssable ?
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