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Vous me rendez pompon par Cherenko

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Je vous écris depuis la côte normande où je suis partie faire la pute pendant une quinzaine de jours. Mon séjour touche à sa fin. A mon arrivée, je me suis installée sous la résidence des Roches Noires, genre Lol V Stein en mode pose, mais il n’y a ici que des gens bien intentionnés, des prout prout à ombrelles et des filles qui sont couvertes de maillots de bains des pieds à la tête. Quelques actrices de séries télévisées tracent leur noms sur le sable pour qu’on les reconnaisse. Elles ont vu dans les magazines et peut être sur quelques plateaux de tournage que les noms des gens célèbres étaient brodés sur les fauteuils. Elles en rêvent, mais leurs rêves sont gros comme des dés à coudre, ils ne vont pas plus loin que la grève et bavent comme des bigorneaux. J’ai déménagé à Ouistreham, je me tiens maintenant entre la mer et la piste cyclable, sur une bande de sable étroite où tout le monde peut me voir, à quelques mètres d’un centre de thalassothérapie où j’ai passé deux jours, et d’où je suis ressortie furieusement vivante. J’étais arrivée vivante, mais pas furieusement. J'étais arrivée vivante normale, ni trop ni pas assez. Ça fait une grande différence. On ne sort pas d’ici plus vivant parce qu’on y a pris des bains de bulles. On ne sort pas d’ici plus vivant parce qu’on s’est nettoyé la tuyauterie interne en buvant des litres d’infusion aux noms fadasses. On en sort vivant parce qu’on y était comme mort. C’est ça, le succès de la thalassothérapie : le bonheur de la sortie. La baignoire bouillonnante installée au centre de la pièce ressemble à un cercueil entouré de murs carrelés au design euthanasie chic. J'ai joué à être morte, couchée dans mon cercueil de fonte sous des halos de lumière pâles et changeantes, j’ai réuni mes mains comme on le fait avec les morts, je suis certaine que tous ceux qui viennent dans ces baignoires font la même chose. Les peignoirs blancs errent comme des fantômes de bain en bain, ceux qui les portent sont vivants mais un peu morts quand même, et c'est peut-être ça qui est plaisant dans le fond, ce simulacre de fin de vie, sans souffrance et dans la douceur sucrée des peaux attendries par les soins. J'ai eu mon premier client deux jours après mon arrivée. Je ne peux rien vous en dire car je ne sais strictement rien et je m’en fous. J’ai eu beaucoup de chance, sa beauté ensablée et enluminée de soleil m’a presque fait oublier la nature de notre échange. Et d'autres ensuite, un matinal a voulu que nous allions faire l’amour dans la mer. C’était bien. Un jeune homme dans un hôtel modeste venu étudier la théologie, un autre emmitouflé dans un chagrin d'enfant parce que sa fiancée l'avait abandonné. Qu’ajouter de plus ? Mais non je ne suis pas désespérée, mais non je ne suis pas à la dérive, vous dites n’importe quoi, comme d’habitude. Il faut bien vivre ! Autant vous dire que cela me convient parfaitement. C’est très simple, très facile, l’homme arrive, il dit combien, j’ai tous mes tarifs en tête, pas tant que ça, les prestations sont peu nombreuses, je ne suis pas tordue, je propose ce que je peux, ce que je connais, ce que j’aime. Il dit combien, je réponds, si ça convient ça se fait. Ensuite l’homme s’en va dans sa vie, je ne le regarde pas partir. On ne regarde partir les gens, les vies, les choses, qu'avec l'impuissance de ce qui ne peut être retenu, mais ce qui nous quitte dans l'indifférence nous a depuis longtemps fait détourner les yeux. C’est très froid et très chaud en même temps. C’est bref et agréable. Ça ne s’encombre pas de discours, de fanfaronnades, de pleurnicheries, de contreparties. Ça ne fait pas dans la stratégie, dans les petites magouilles intérieures qui consistent à mesurer au centimètre près les risques d’approches, les distances raisonnables, les frontières du supportable, les dépassements, les retours, les torsions mentales entre les limites du trop et du pas assez. Ça ne se charge pas de questionnements inutiles sur l’investissement futur, car c’est de cela dont il s’agit toujours dans la relation : combien tu comptes donner ? J’entends d’ici vos commentaires à la lecture de cette lettre. Selon vous je n’ai aucune raison d’agir ainsi, je ne manque de rien, ni d’argent, ni de jeunesse malgré mon âge avancé, je n’ai aucune raison d’aller faire la pute sur la côté normande si ce n’est pour tenir une posture, ou bien peut être pour provoquer une écriture qui serait venue d’elle même lorsque je l’espérais, assise dans le sable sous la résidence des Roches Noires, une écriture claire obscure, chamarrée, trouble, comme le ciel bleu délayé de brume de Ouistreham, cette écriture qui ne dit pas grand chose mais qui laisse apparaître la densité de la chose impossible à vivre, de tous côtés que l’on regarde, de tous côtés que l’on pense. Car vous avez raison, il est pour moi des choses impossibles à vivre, qui semblent pourtant bien communes et aussi communément partagées, mais là où vous faites erreur c’est de penser que parce qu'elles sont impossibles à vivre, je les espère. Non, je n'envie pas les balancements des mains enlacées qui traversent les plages, les étés, les chambres, les couloirs, j’aime trop mes mains pour les enfermer dans une moite destinée. Mais parce que cela semble non seulement possible mais évident pour tant de gens sur la terre, mais parce que cela semble la trajectoire la plus simple, la plus partagée, il me faut bien admettre que je suis quelque part loin derrière l’évidence. Je rentre bientôt, si je retrouve la route car le GPS est malade. Il répète inlassablement « ournez à gauche, puis ournez à gauche, puis ournez toujours à gauche, puis ournez encore à gauche », ce qui fait que je tourne autour d’un rond point depuis deux jours, comme si mon GPS avait compris qu’aucune route visible et tracée sur toutes les cartes du monde ne saurait tenir lieu de direction à prendre, et qu’il me fallait inventer sans cesse des places peu fréquentées par les évidences et des routes pour les rejoindre. Relisant cette lettre je la trouve très ennuyeuse. Très pompon. Vous auriez pu m'envoyer quelque chose de plus drôle que cette question grave et insoluble de notre avenir commun, et puis surtout éviter cette fin lamentable. "quoiqu'il en soit, je vous remercie de m'avoir fait partager un peu de votre existence, même provisoirement" Vous auriez pu m'envoyer des mots frais, légers, aériens, lisses comme un oeuf dur dont j'aurais enlevé la coquille avec impatience et goûté le coeur avec un vrai plaisir. Mais au lieu de ça vous me rendez pompon. Alors faites comme mon GPS, ournez à gauche, puis ournez encore à gauche, puis disparaissez.

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