S'enfuir de ses cris, de sa vie en fauteuil roulant, et plonger dans la mer bleue, loin, dans l'insondable des eaux profondes et transparentes.
Vacances...ne rien laisser dans son sillage qui puisse vous relier à ces terres mouvantes où tout se précipite et se délite dans une lenteur désespérante.
Pourtant je pense à elle tandis que le soleil dore ma peau enfin sortie des frimas de cet interminable hiver.
Je me demande malgré tout comment elle va, après s'être volontairement laissée glisser le long de son fauteuil dans l'herbe du patio et s'être à cette occasion fracturée le fémur, tout ça pour échapper à ce frère qui la menaçait, surpris de son agressivité pourtant symptomatique de sa maladie.
Malade et paraplégique mais pertinente à tenter de se soustraire à cette présence pesante et omniprésente de sa nombreuse famille qui l'oppresse, comme aveuglée d'une réalité où leurs désirs ne pourront plus jamais prendre forme, non même les séances de kiné ne la feront pas remarcher, comment leur expliquer une évidence pourtant sous leurs yeux depuis longtemps.
Pas mieux du côté du médecin généraliste qui s'étonne qu'elle ne puisse bouger ses jambes et se redresser dans son lit pour un examen du dos, la stupéfaction seule m'a empêché de la virer de la chambre, respirer et ne pas oublier que dans le rang des soignants il y a aussi l'autre versant, désorganisé et perdu dans sa structure névrotique, croire qu'on y échappe parceque l'on passe tous les jours une autre frontière est une douce illusion.
Au début, je n'avais pas compris, les injures et les insultes qui sortaient de sa bouche comme un flot ininterrompu de bile à cracher, souvent les mêmes mots, à caractère sexuel ou sans aucun sens, puis l'accalmie brutale et une voix douce qui remercie et demande gentiment qu'on plie correctement son pull bleu et qu'on le mette sur la tablette à côté de la petite trousse rose.
L'importance de la place des choses, dans un univers où l'on ne contrôle plus rien.
Je me suis rebiffée la première fois devant cette agressivité gratuite puis un terme est tombé, syndrome frontal, je ne connaissais pas, j'ai écouté les explications en silence, un état neurologique qui provoque des sauts d'humeur imprévisibles et sans raison apparente suivi d'un reflux de la tempête pour une mer calme et limpide.
Alors je n'ai plus jamais crié, même sous les plus violents assauts, laissant glisser ses maux sur moi comme si j'étaise une surface lisse, laisser ses mots se dissoudre dans mon acceptation de son état, les laisser mourir aussi vite qu'ils étaient nés, faire les choses calmement et dans la douceur.
Du lit au fauteuil, du fauteuil à la douche puis du fauteuil au lit, une rythmique à chorégrafier avec douceur pour ne pas lui arracher des cris de douleur à chaque déplacement.
Le change, les couches qui s'accumulent sur la table, les alèzes, les pommades, les gants et les serviettes.
Passer au dessus de ses hurlements quand on ne peut éviter de lui faire mal et que la douleur et la fatigue déforme son visage après ces longues et vaines journées où rien ne se passe hormis tous ces visages qui se penchent vers elle et ces mains qui la soulève et la retourne de tous les côtés.
S'éloigner de l'hôpital et laisser les autres gérer, oublier le tintement des clés dans la poche, la blouse, les stylos, le téléphone, débrancher d'avec ce monde qui continue d'exister sans moi, les battements de son coeur battant sourdement jusqu'au fin fond des nuits.
Quand je reviendrai, rien où si peu aura changé, l'été passera à travers eux comme les autres saisons glissant leurs ombres dans nos murs, sur la pointe des pieds pour ne pas les affoler ou les surprendre.
Je fais couler du sable fin entre mes doigts, l'eau salée s'écoule le long de mes cheveux et continue sa course sur mes épaules, je respire profondément, se ressourcer dans cet horizon qui va plus loin que ce que je pourrais souhaiter, laisser se diluer cette année dans ma Corse natale et y enfouir mes secrets dans le maquis.
Je maudis sa famille qui nous a tendu un guet apens en faisant en sorte qu'elle ne puisse pas sortir de cet hôpital et rentrer chez elle, soeur agressive face au médecin annonçant de but en blanc que les travaux entrepris chez elle seront stoppés pour laisser l'appartement invivable, afin qu'on lui trouve un établissement spécialisé.
Voilà, bloquée chez nous pour de longs mois à venir alors qu'elle n'a plus rien à y faire.
Ma colère fond tout doucement au rythme des vaques qui ondulent devant moi, couper le cordon ombilical qui me relie à cette monstrueuse mère que j'ai choisi pour ponctuer ma vie, là où l'on se perd parfois dans l'épuisement des affects qui s'émoussent et se recroquevillent sur eux mêmes.
Je suis blindée pourtant je ne sais pourquoi elle me touche autant et pourquoi je m'arme d'une patience à toute épreuve quand certains de mes collègues s'exaspèrent, que faire de toutes ses tornades lorsqu'il n'y a personne à blâmer, juste attendre que ça passe et tirer un trait lorsqu'on sort sur ces longues heures austères et rudes.
Je plonge dans l'eau, la mer emportera mon année, toutes mes angoisses partiront vers le fond et y resteront, ma solitude prendra des couleurs apaisée, et au fil des jours mon esprit vagabondera de plus en plus oubliant la blancheur et la dureté de ces lieux, pour laisser d'autres nuances plus colorées s'étaler sur mon paysage de lumière...
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