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Prunus Amygdalus par PoinG

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Nous prîmes le bateau pour l’île de Hvar à Drvenik. Une poignée de minutes plus tard, Marcus nous accueillit sur le quai à Sucuraj. Il m’embrassa avec effusion et serra la main de Doug. Je défaisais la valise dans une minuscule chambre où le lit semblait avoir interrompu sa croissance, emprisonné entre les murs quand Doug entra torse nu. La serviette nouée autour des reins lui donnait une allure de gladiateur d’ébène. Il ouvrit la fenêtre et entreprit de s'habiller face au ciel. On entendait Berthe s’activer en cuisine, en témoignait un fracas de casseroles qui s'élevait jusqu'à ébranler le plancher sous nos pieds. Le jour tombait sur le jardin. Des effluves de garrigue exhalèrent un air de printemps naissant. Comme une harmonie de rocaille, les parfums de romarin, de thym, de menthe sauvage s’entortillaient autour des odeurs de poivrons grillés et de saucisses fumées. Mais un bouquet familier me chatouilla les narines. L’amandier. Je tirai Doug par le bras, «Viens, je dois te présenter quelqu’un», lançai-je en lui faisant dévaler l’escalier jusqu’au jardin. L’arbre ployait sous un nuage de fleurs blanc rosé, les branches n’étaient que pétales. Je m’avançai vers le tronc caché sous les branchages formant comme un jupon nuptial. Doug sourit tel un enfant face à une gigantesque barbe à papa. Je l’attirai dessous à l’abri des regards, dans une intimité aux fragrances de miel. Regarde! Son air ébahi se mua en interrogation, le sourcil en circonflexe, il s’approcha et son expression hésita entre fascination et incrédulité. Je pris sa main, la posai sur le pubis de l’arbre à la jonction des deux futs, deux cuisses amples et rebondies. Deux jambes plantées en terre se réunissaient pour ne former qu’un tronc comme un buste de femme. Je plaquai sa main sur cet entrejambe, lui fis caresser l’écorce lustrée à l’endroit où tant de mains s’étaient déjà attardées. Il appréhenda l’étrangeté végétale. Je poussai ses doigts plus bas jusqu’au creux vaginal. Il céda à la répulsion et tenta de se retirer. Parant à la débandade, je lui maintins les doigts serrés en fagot et les guidai vers le trou béant et suintant de résine. Au contact de l’impudique antre, Doug arracha sa main et marqua son dégoût d’une insulte yankee. Né dans le bayou, fin des années 50, il n’était pas homme à se laisser intimider. Sa peau sombre prit un ton cendré, il blêmit et je vis son regard terrifié par l’étrange obscénité végétale. Marcus et Berthe étaient allemands, originaires de la Ruhr. Ils s'étaient coulés dans leur nouvelle contrée comme un métal prédisposé au meilleur alliage et en connaissaient à présent tous les secrets et légendes. Au dîner, je demandai à Marcus de conter l’histoire de l’amandier. «À la veille de leurs mariages, des sœurs jumelles plantèrent deux amandiers côte à côte. Cet arbre symbolise la virginité ici. On ne célébra pas les noces car l’une des soeurs trépassa dans la nuit d’une fièvre foudroyante et l’autre en perdit la raison. Elle fit teindre sa robe de mariée en noir et s'y glissa comme dans un linceul. Le sommeil l’abandonna et elle erra dans le jardin comme un spectre, noyant les amandiers de ses larmes. Elle finit par mourir d'épuisement, de chagrin et de culpabilité. Les deux arbres croissaient en étirant leurs branches l'un vers l'autre jusqu’à l’embrassement, puis les troncs se réunirent. Aujourd'hui et chaque année, ils fleurissent d’un nombre considérable de fleurs comme une parade nuptiale annonçant la fin de l’hiver». Marcus se tut et Berthe ajouta sans quitter Doug des yeux, « Ce que Marcus ne dit pas, c’est que ce double amandier n’a jamais donné un seul fruit, il déborde de fleurs stériles. La légende raconte que l’amandier attend d’être fécondé par l'amour...» Berthe se leva, je l’aidai à débarrasser la table. Le silence s’installait alors que chacun attendait la suite de l’histoire. Elle revint avec le dessert, le posa au centre, «Voici la crème aux olives dans son bain de soleil. Une recette de mon invention à base de lait fermenté, douceur des Balkans; purée d’olive au miel; oranges confites. Je sens qu'il manque encore une dernière saveur pour atteindre la perfection gustative, mais après de nombreuses tentatives, je n'ai toujours pas trouvé quoi». «And?» Doug n’avait encore rien dit. «I mean, the story, can you continue? I can’t imagine it was the end, was it?» Berthe fit durer le suspense. Elle servit chacun et nous invita à déguster sans tarder. Doug engloutit une pleine cuillère : «Dear! It’s delicious!» Satisfaite, Berthe reprit sa narration. «L’amandier siamois devint une légende qui se répandit sur l’île. Tous les hommes vinrent exercer leur virilité au creux de l’arbre. Et puis l’histoire traversa l’Adriatique de part en part. Tant d’hommes voyagèrent jusqu’ici, chacun espérant fertiliser cette femme végétale. S’ils échouèrent, ils se souvinrent de ma cuisine comme d’une consolation post coïtale», dit-elle non sans fierté. «Doug vous devriez…» Marcus lui prit la main pour la tempérer, «Tu vas finir par choquer notre hôte, les Américains sont prudes». Puis, se tournant vers Doug, «Ne faites pas cas de ces histoires de bonnes-femmes, les îliens ont peu de distractions, ils débitent des fadaises pour passer le temps, attirer les touristes et remplir les marmites». La soirée s’étirait devant le feu. Marcus passait ses disques de jazz sans cesser de remplir nos verres de marasquin, ravi de discuter musique avec un authentique New Orleanian. Berthe finissait de ranger sa cuisine et je me laissais aller à la chaleur de l’alcool, de l’âtre et du bonheur. Je me réveillai en sursaut dans la nuit, suffocante. Doug, allongé sous la couette, était frais comme sorti du frigo. Je me blottis contre lui, sa fraîcheur m’apaisa et je me rendormis. L'année suivante, je me décidais enfin à emménager chez Doug à Pearl River, Louisiana. Je reçus alors un mail de Berthe : une photo de l’amandier comme s'il avait revêtu une robe funèbre, ses fleurs étaient d’une incroyable couleur d’ébène tirant sur l'indigo. dessous Berthe avait rajouté : Nous avons eu des amandes pour la première fois, j'en ai fait un lait d'amande qui s'harmonise parfaitement avec mon dessert et je l'ai baptisé "Dark fever". Elle avait ajouté un lien qui m'envoya sur une page qui donnait l'étymologie du prénom Douglas, un prénom d'origine écossaise qui signifiait "dark river".

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