Visiblement irrité, le vieux monsieur s'approche de la caissière et lui tend une clé de 8 en grimaçant. Il cherche celle de 10 et, non d'un pétard, dans le rayon il ne trouve que du 8 sous l'étiquette du 10 !
Marion esquisse une moue évasive et l'entraine dans le dédale de la quincaillerie. Parvenue au rayon outillage sans une hésitation elle plonge la main derrière la rangée des clés de 8 et en extirpe une de 10 devant le vieux monsieur tout pantois. Puis, levant les yeux au ciel elle reprend le chemin de sa caisse en chaloupant comme un balancier de comtoise.
C'était comme ça depuis le début de la semaine. Une idée de Marion pour dénicher le prince charmant. Marre d'être célibataire. Raz-le-bol de vivre des aventures minables avec des zouaves. Elle avait fait parler la poudre, le marc de café et les os de poulet; La mixture lui prédisait une rencontre sur son lieu de travail...
Pour sélectionner l'animal elle s'était donc mise à installer quelques chausses-trappe dans le magasin. Des trucs pour entrer en contact avec l'inconnu. Le coup des clés à tube était foireux. Bizarrement les clés à tube n'intéressaient que les vieux grigous pas foutus de se payer une boite de douilles complète.
Marion préférait donc sa «Tour infernale». Un bidule magique garantissant les coups de foudre à l'ancienne.
Elle en avait disposé quelques-uns dans les endroits stratégiques de son magasin. Du genre enchevêtrement de ferblanterie, de pelles, d'arrosoirs et de râteaux érigés en équilibres instables, qui se fracassaient en véritables coups de tonnerre lorsqu'un empoté les approchait d'un peu trop près.
C'était d'ailleurs de cette façon qu'elle avait mis la main sur Jean; Un ballot dont l'exploit fut de déclencher le tonnerre mais aussi de castrer un client en voulant le protéger de la chute d'une faucille. La blondasse qui accompagnait l'estropié hurlait à la mort devant le sabotage de la bijouterie familiale. Les deux torgnoles que se prit Marion en voulant la calmer y furent pour beaucoup dans l'élection de Jean; Marion détestait les pigeons, les glaces à la pistache et surtout les blondasses.
Sur le banc public qui leur servit de premier rencart et surtout de tremplin pour cet idylle toute fraiche, Marion écoutait distraitement Jean lui conter des histoires de cerfs-volants, de courants ascendants et de surfaces portantes. Elle trouvait curieuse cette passion qui l'avait pourtant conduit à pousser la porte de son magasin.
Elle se demandait si on pouvait, décemment, ressentir un coup de foudre pour ce genre de type. Elle s'ennuyait déjà.
Déjà, le banc commençait à s'allonger lentement, l'éloignant inexorablement du garçon. La voix lui semblait lointaine. Le paysage se mettait à bouger comme lorsque votre train quitte le quai.
Marion connaissait bien ce genre de phénomène. Elle en parlait souvent avec ses amies. Toutes avaient vécu cette anomalie. Les unes positivaient et applaudissaient ce prodige qui leurs évitait les dérobades et leur cortège de faux-fuyants.
D'autres trouvaient que c'était une manière très économique pour rentrer chez soi. Par contre certaines redoutaient la chose. Elles ne fréquentaient que des bancs coincés entre deux murs, ou entre deux arbres. Pas question de dériver loin du gibier. Elles avaient toutes un point commun ; Elles étaient moches et connes.
La chevauchée du banc ralentit à l'approche d'un couple de pigeons sans scrupule qui s'envoyait en l'air au pied d'un marronnier.
De dégout Marion ferma d'abord les yeux. Puis elle tenta d'enrayer l'orgie de plumes et de croupions en balançant une poignée de boulons aux volatiles. Rien n'y fit, l'appel du sexe était plus fort que les friandises inoxydables.
Perdu dans ses explications sur la théorie des voiles convexes, Jean sursauta, stoppé net par trois détonations toutes proches. Le canon d'un machin en acier chromé fumait sur les genoux de Marion. Le glissant prestement dans son sac, la jeune femme prit un ton sentencieux ;
- Agrafeuse-cloueuse, 70 coups/minute; Traverse les bois durs, les matériaux composites... et les piafs
Sur le tronc du marronnier, crucifiées en plein coït, les volailles ressemblaient à deux grosses mites duveteuses épinglés dans une boite à insecte...
Le weekend suivant Jean l'emmena à la campagne, loin des squares et des pigeons.
Au mépris de toute logique Marion le suivit. En scientifique amateur... Juste pour sonder la profondeur du gouffre qui la séparait d'une relation ordinaire. En désespoir de cause , elle pourrait toujours s'en extirper en s'aidant de la guirlande de casseroles qui balisait sa vie amoureuse...
Une colline tout en rondeur, une nappe qui moutonne sur un carré de luzerne et des bourdons qui se saoulent dans les chardons voisins. On s'aventure sur le damier blanc bleu, on joute autour des tomates en salade. Lui, extirpe les sauterelles du pâté, elle, les moucherons du champagne. Quelques banalités maison. Des silences pleins de mastications retenues. On s'observe dans la transparence des bulles.
Et puis le vent qui gonfle les nuages au-dessus de leur tête. Jean lui rajuste une mèche qui rebelle sur son front, elle s'imagine déjà sur l'herbe répandue.
Mais Jean restera Jean. Le fameux cerf-volant assemblé sur le champs, Marion fut plantée dans le haut du pré, la machine volante à la main pour guetter la bourrasque.
L'attente dans l'air qui bourdonne. Les minutes qui dégoulinent sur les fronts. Le vin qui trouble la vue. A l'autre bout du fil, Jean ne voit déjà plus qu'une figurine brandissant son jouet, tout là-haut dans le ciel.
Dans ce pré arrondi comme un ventre de fille, la traine du cerf-volant ondule comme un serpent. Le charme opère, tresse vent et rubans autour des chevilles de Marion, remonte le long des cuisses, gonfle les dentelles et bien d'autres choses encore...
Lorsque le tourbillon des plis se gorge de délicieuses transparences, Jean n'est plus qu'un saumon remontant le torrent.
Il fend le courant d'herbes folles vers la femelle offerte en oubliant tout; son jouet dans le ciel emporté par la brise, l'orage qui gronde au bout de l'horizon et surtout les bonnes manières.
Culbutée sans ménagement sur le tapis de chlorophylle, Marion se disperse en gémissements, en soupirs qui froufroutent.
Surpris par l'abordage quelques verrous sautent au milieu des criquets. De mémoire de quincaillère, on a jamais vu si bel outillage. Ça pistonne dans tous les sens et dans ses tenailles elle n'est déjà plus qu'un pauvre fil de fer se tordant sous la morsure.
Jean a noué le cerf-volant à la cheville de la belle. Un peu comme ces cowboys qui amarrent leurs canassons devant les saloons.
Et là-haut dans le ciel, le pauvre jouet gigote parmi les alouettes.
Aiguillonné par les gambettes qui s'agitent au bout de son fil, le bidule atteint même des records d'altitude. Le voilà qui flirt avec des cumulos-nimbus.
Tout à leur plaisir les amants n'ont pas vu les ténèbres qui rampent sous les nuages.
Le ciel vient de sculpter un arc fulgurant qui crépite dans les airs en longeant la ficelle. Un orgasme électrique secoue toute la colline....
- S'il vous plait !
Derrière son comptoir, Marion sursaute et se réfugie derrière un sourire commercial. Elle encaisse la cliente puis elle retourne à ses songes.
Le type venu lui acheter de la colle à tissus, tout à l'heure. Une histoire de cerf-volant. Elle se demande encore comment elle pourrait tomber amoureuse d'un lascar pareil.
Depuis cette histoire déjantée que son imagination vient de lui tricoter, elle semble désabusée. Un coup de foudre ! Un vrai coup de foudre avec de la grêle et tout le bazar. Pas très romantique comme chute.
Elle se regarde dans le miroir d'une pelle en inox, s'ébouriffe la tignasse et grimace en imaginant la tête que ça lui ferait si elle prenait la foudre...
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