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Bête à bon dieu par Christensem

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Voilà c'est fini. Ce matin les derniers tiroirs encombrés des vestiges de notre vie commune ont pris le large sur la banquette de sa voiture. Ultime trait d'union disparu au coin de la rue dans un crissement de pneus rageur. A présent il me tarde de tout repeindre au dessus des souvenirs de l'autre. La lumière pleut entre les parasols et ça fait bien longtemps que je ne me suis sentie aussi radieuse. Un café noir, un sucre qui se noie. Un tour de cuillère à l'endroit, un tour de cuillère à l'envers et me voilà de retour à la case départ. A nouveau seule. Seule au milieu des remous de cette terrasse qui répand ses bavardages jusqu'au bout de la rue. Enracinée dans les heures molles d'un après-midi de septembre, je me laisse dériver entre les tables. Autour de moi je vois des lèvres remuer, des sourires se figer. Je me sens papier buvard devant cette profusion d'insouciance et de mélancolie. Et l'air de rien j'entre sans bruit dans la vie des autres. Histoire de me sécher le cœur et les idées. J'entre dans les ténèbres de ce couple torturé par le silence. Dans les hésitations de ces petits vieux dont les gestes émoussés écrèment l'ennui des heures qui restent. Je me baigne dans la fraicheur de ces jeunes amoureux rayonnant de naïveté. Quelque chose vient de se produire. Un appel invisible grésille dans l'air. Derrière une table d'étudiants chahuteurs, il me contemple. Je le sais. Furtivement j'ai croisé son regard. Prise d'un affreux doute je vérifie le bouquin derrière lequel je me cache. Ouf... Il est ouvert à l'endroit. C'est bien moi qui l'intéresse. Mes scrupules m'hurlent des choses horribles dans les oreilles. Ma raison est plus diplomate; Peut-être un peu tôt pour remonter sur le vélo, non ? A califourchon sur mon coeur mon instinct fait des bonds dans ma poitrine... Et alors ! Tourner la page. Et rapidement. A ce propos, je me surprends à tourner les pages de mon livre à la vitesse des questions qui me bousculent . Un peu trop vite pour que ce soit naturel. Un peu trop tôt pour que ce soit sincère. La métaphore me fait sourire... Et sourire me rend jolie. Je le sais. Surtout garder la pose... Assis sur la rambarde, lui aussi prend la pose. Comme un cowboy Malboro. Chemise à carreau. Carré d'épaule. Sourire légendaire. Du genre à laisser des troupeaux de cornes derrière lui. Il ne lui manque que le lasso. A lonely poor cowboy ! Il n'est pourtant pas seul. Près de lui, installés autour d'une table ses amis le chambre un peu sur sa dégaine. Dans le contre-jour, son âge hésite entre deux saisons. Je m'en fiche. Moi je pousse une charrette des quatre-saisons depuis belle lurette. Et puis il y a cette fille, assise de façon très équivoque, tout contre sa jambe. C'est fou ce qu'elle lui ressemble. Sa sœur. Sans aucun doute. Une bestiole vient d'atterir au milieu des miettes de mon spéculos. Une coccinelle. Une bête à Bon Dieu ! Le Tout-puissant veut détourner mon attention... c'est lamentable! L'insecte trottine vers ma cuillère. S'il grimpe dessus dix contre un que le type viendra s'assoir à ma table ! En y regardant de plus près la bestiole n'affiche pas les bonnes couleurs et je ne compte que quatres points ! Les temps changent. Autres cultures, autres dieux et nouvelle carrosserie pour les bêtes à bon dieu. Quel est donc ton sponsor petite chose... Allah, Boudha, Vishnu... ? Peut importe dans quel club tu joues, moi je barbote dans tous les bénitiers. En attendant va donc jouer sur ma cuillère. Depuis quelques instants je me sens désertée par mon cowboy. Certainement la faute à ce parasite à points rouges venu me distraire. La situation devient critique. Un sacrifice s'impose. De force je colle la bestiole dans la cuillère. Pendant quelques secondes elle joue les martyrs au milieu d'une goutte de café, puis elle s'en extirpe lentement en me dévisageant froidement «Va bruler en enfer.... Pétasse !» murmure entre ses dents le petit monstre. «Bonjour ! Est-ce que cette chaise est libre ?» Il est là. Planté devant moi. Sa large main de baroudeur cramponnée à la chaise qui me fait face. Il se penche légèrement et rayonne comme du bronze en fusion. Je me recroqueville sur mon siège pendant que mon souffre-douleur se ratatine au fond de sa cuillère. «Vous n'attendez personne... je peux me permettre?» me souffle-il en souriant. La bouche béante, j'opine du chef. Et son haleine brulante se déverse en moi. Je décolle illico comme une montgolfière. Tout là-haut dans le ciel, par-dessus les remparts du beffroi, je voltige. Je piaille mon bonheur en suivant les nuées de martinets. Je fais même des loopings en tenant bien ma jupe. Sur le plancher des vaches, entre les parasols j'entends mon enveloppe charnelle bredouiller un truc inaudible... «Mais c'est ma chaise...» J'aperçois aussi mon vacher, son sourire de caniche et ses épaules en carton, parti s'asseoir au milieu de ses potes. Avec ma chaise. Une petite voix ricane quelque part. «Dix contre un que...» Personne n'a vu arriver mon magistral coup de poing au milieu de la table. Le sourire un peu crispé j'ai fait semblant de chasser une guêpe fantôme. Les petits vieux se sont rendormis sur leurs tisanes. Et moi discrètement j'ai ramassé ma petite cuillère sur le pavé pendant qu'une saleté de bestiole se carapatait pour aller pourrir la journée d'une autre.

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