Tais-toi Carla, tais-toi, tu ne te rends pas compte de ce que tu dis !
(Exaspéré, Vladimir Ivanovitch Gorski avait bondi de sa chaise malgré ses rhumatismes et dressait sa haute silhouette voûtée devant la jeune Carla qui lui cassait les oreilles depuis une heure avec ses problèmes dadolescente)
Tu as beau être ma petite-fille adorée, je refuse découter davantage tes calembredaines, maintenant cest toi qui vas mécouter ! Je n'aime pas trop parler des malheurs de ma jeunesse, je ne t'en ai rien dit jusqu'ici mais tu es devenue grande et je pense que le moment est venu.
Tu me dis que tu vis en prison parce que tes parents ne te laissent pas sortir et que la discipline quils timposent est insupportable. As-tu une idée de ce quest la privation de liberté ? De ce qui mest arrivé au tout début de ma vie dadulte, mon arrestation pour des raisons obscures et ma brusque déterritorialisation à travers toute la Russie pour finir dans un camp en Sibérie ?
Tu me dis que tu croules sous le travail du lycée et que tu naimes pas les menus de la cantine. Peux-tu seulement imaginer ce que cest de devoir construire un village et des routes sans même une pelleteuse, de partir le matin dans le blizzard le ventre vide et de recevoir pour toute nourriture le midi et le soir un brouet dans lequel flottent quelques légumes pourris avec un morceau de pain rassis ? Dattendre toute la semaine le dimanche pour avoir un peu de lard dans ta soupe et le réconfort dune bistouille dans ton quart ?
Tu me dis que tes parents tétouffent et soccupent trop de toi. Sais-tu que jétais père dun minot, ton papa, lorsquon ma déporté. Comprends-tu ce que je pouvais ressentir dans mon camp à lidée de le voir grandir loin de moi ? Combien je minquiétais en pensant à lui et à sa maman, ma chère défunte Anna Nicolaïevna paix à son âme, qui devait travailler dur pour lélever et ne pouvait lempêcher de baguenauder, livré à lui-même à longueur de journée ?
(Vladimir Ivanovitch prit soudain conscience que la jeune Carla semblait sêtre tassée sur elle-même et que son visage avait perdu toute couleur, cétait la première fois quelle voyait son grand-père bienaimé en colère)
Ma petite Carla, dit-il dune voix radoucie en lui posant la main sur lépaule, lépreuve fut terrible mais nous nous en sommes finalement sortis sans trop de dégâts ton papa, ta grand-mère et moi, car le régime dans le camp sest adouci et sa fermeture est arrivée. Simplement je voudrais que tu prennes conscience de la chance que tu as de vivre comme tu vis aujourdhui à Moscou.
Nous reparlerons de tout cela quand tu auras lu ce livre.
(Il saisit sur une étagère un petit volume broché abîmé par de fréquentes lectures et le lui tendit, cétait « Une journée dIvan Denissovitch »)
(Dans lordre : Carla, vladimirgorski, calembredaines, déterritorialisation, pelleteuse, blizzard, bistouille, minot, maman, baguenauder, dégâts)
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