Elle avait rendez-vous en fin de journée. Cela lui donnait le temps.
Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas eu cette occasion. Cet honneur songea-t' elle..
Elle fit couler un bain. Le bruit de l'eau, la vapeur qui embuait les miroirs, (elle ne distinguait plus trop son reflet à présent) elle se sentit soudain troublée. Le passé lui revenait comme une vague. Et la submergeait.
La vie qu'elle avait vécue somme toute lui apparaissait vraiment douce . Elle était née sous une bonne étoile. Une enfance heureuse, facile, une jeunesse légère et pétillante comme du champagne, faite de rencontres, de voyages, d'histoires et d'amitiés, de trains de nuit à travers l'Europe, de croisières interminables autour de la Méditerranée puis autour de monde enfin, lorsque son mariage lui permit d'élargir son cercle.
Elle ne manqua de rien. Se montra généreuse. Fit les bons choix aux bons moments. Décida de n'avoir point d'enfant. Se lança dans l'écriture, la peinture : l'art la passionnait et la portait, elle s'enrichit de tout ce qui venait, de tout ce qu'elle-même allait chercher. Elle finit par être reconnue, appréciée et recherchée. Elle tint salon. On s'y pressait.
A la manière de Madame de Récamier, de Lou Andrea Salomé, d'Alma Mahler ou d'autres plus modernes, elle tint à la perfection son rôle de Muse et tout aussi superbement son rôle d' amoureuse car ses amants furent nombreux et ses amours libertines délicieuses....
On trouva effectivement dans ses écrits, en grand nombre, les portraits tendres ou cocasses des artistes et écrivains célèbres qu'elle croisa, amis-amants, notamment au cours de ses années parisiennes, puis new-yorkaises, les plus riches de son existence. On y découvrit également et avec stupéfaction l'art qu'elle mettait à conter ses aventures, ses expériences et surtout ses fantasmes avec une honnêteté désarmante qu'à l'époque peu de femmes consentaient à manifester.
Elle suivit donc la trace des pionnières d'un certain féminisme , et en devint l'égérie dans ces années propices. Elle choqua d'aillleurs les féministes elles-mêmes tant sa passion des hommes et sa soumission avouée à eux, étaient en contradiction avec l'idée d'une véritable et absolument nécessaire émancipation de la femme. Les Lysistrata faisant une grève de l'amour pour faire cesser la guerre n'étaient certes pas les modèles de cette femme étonnante et singulière qui assumait volontiers ses désirs impétueux. Et ne s'en cacha jamais.
Rares furent ses détracteurs cependant tant ceux qui l'approchèrent furent séduits par sa beauté et sa grâce. Elle était à la fois "une charmeuse, une aristocrate...et une personne farouchement réservée". C'est ce qui restera d'elle, après.
C'est ce qui restait d'elle, déjà, aujourd'hui. Sans doute. Mais elle s'était assagie. Retirée. Elle vivait en silence désormais dans sa grande maison dans ce parc magnifique qui la comblait de beauté et la lavait de tout. Elle demeurait solitaire. A feuilletter nostagique les pages de ce passé glorieux. De temps à autre, elle ajustait ses lunettes noires et vêtue d'un ample manteau ouvert, dans lequel elle flottait un peu maintenant, elle s'aventurait jusqu'au centre du village pour y chercher des cigarettes ou visiter une amie. Tous la saluaient, poliment dans une feinte indifférence. On la remerciait secrètement de tant de simplicité et de la grâce qu'elle leur faisait d'avoir choisi leur village pour résidence.
On lui permettait ainsi d'être enfin anonyme, passante au milieu des passants. Et elle appréciait cela.
Parfois lors d'un anniversaire ou pour célébrer un auteur, un sculpteur, il arrivait qu'on vienne l'interroger. Les photographes alors la guettaient et la priaient de prendre la pose, sur un fauteuil blanc du jardin, sur la terrasse en surplomb, un livre à la main, les jambes légèrement mal croisées, juste assez pour laisser deviner un peu de sa cuisse fine, un bout de jupon, un entrebaillement du corsage, quelque chose d'elle qu'elle offrirait ...à un public friand de ses charmes encore palpables, même fânés.
Elle n'avait pas d'âge. Depuis longtemps. Elle ne le disait plus. Elle-même l'avait oublié répondit-elle en riant, une fois à quelque jeune impertinent curieux.
Dans le miroir de la salle de bains, elle vit ce visage froissé qu'elle cachait maintenant. Elle regrettait que les voilettes ne fussent plus de mode. Qui l' auraient mise à l'abri des regards malveillants. Elle grima un peu ses paupières flétries. S'essaya à rendre pulpeuse sa lèvre amincie. Le rouge la rendait désormais grotesque. Comme cet horrible tableau de Quentin Metsys, ou ces autres peintures de visages macabres de vieilles femmes. Elle savait que cela n'aiderait plus. Elle n'effaça rien cependant. Et garda ses couleurs et son masque terrible. Elle caressa son cou qui fut si beau. Rajouta un collier. Pour donner de l'éclat. Tira ses cheveux en arrière. En un chignon haut très serré. Cela rehausserait les traits du visage. C'est sa grand-mère qui le lui avait appris.
Elle se sourit. Les plis d'amertume disparaissaient comme par enchantement dès qu'elle souriait. Elle était condamnée à sourire éternellement. C'était le prix à payer pour laisser à la postérité l'image d'un visage sans failles, intact, jeune et lumineux. Cela n'était pas si cher en définitive. A bien réfléchir, sourire avait toujours été ce qu'elle faisait le mieux. Et le plus volontiers. C'était facile.
Quand on naît comme elle, du si bon côté de la vie, la moindre des choses c'est de paraître heureux. Par simple courtoisie envers les autres, moins chanceux. Très tôt elle comprit sa chance, et la serra fort tout au long de sa route. Et elle y parvint.
Aujourd'hui, elle avait rendez-vous.
Elle demanda qu'on préparât du thé. Qu'on servirait sous la verrière. Au milieu des plantes exotiques.
Avant que n'arrivent le journaliste et le photographe, elle prit le temps de réajuster sa robe et de glisser, comme à chaque fois qu'elle recevait et depuis des années déjà, un élastique sous son menton, comme un bandeau étiré , afin qu'on remarquât moins l'affaissement de son cou et le double-menton qui gâtait l'ovale cependant encore parfait de son visage.
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