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Un happening, place Beaubourg par Abicyclette

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Lundi J’ai décidé d’en faire ma tête de turc. J’ai eu cette idée, alors qu’aucune pendant trente ans. Je l’ai visé hier avec des morceaux de pain pour que des centaines de pigeons viennent l’emmerder, chient sur ses pompes ou sur son grand chapeau, sur les piécettes dispersées alentour, qu’il fasse son mariole au milieu d’une volière. Des fientes pour l’embellir, lui faire de belles variations de gris. Lui et les autres, plus loin, tous ces parasites de la place Beaubourg, ces bons à rien. Aujourd’hui je raffine en trempant au préalable dans de l’eau, que la mie colle bien à ses frusques, sa grande cape ondulante. Mardi Quand j’ai ouvert les volets, au réveil, il était déjà à sa place, mais complètement tourné dans ma direction, le bras tendu vers ma fenêtre. Il me pointait du doigt, forçant son large sourire gris, épouvantable. J’ai recommencé mon petit jeu jusqu’à midi, une centaine de boulettes, puis je me suis fait cuire des œufs. Au retour, il pointait toujours l’index dans ma direction, sans avoir bougé d’un millimètre. Je n’ai pas osé recommencer. Il y a du monde. Il devient trop évident que je suis seul responsable de ce bombardement. J’ai regardé la télé l’après-midi, j’ai essayé en vain de l’oublier, et toute la soirée. A minuit il était encore là. S’était-il approché ? Il me semblait que je pouvais l’atteindre plus facilement. J’ai balancé quelques salves et me suis fourré sous les draps. Mercredi Oui, il s’approche. Mais comment ? Raide et droit, toujours debout, cette fois presque à l’aplomb de mon appartement, entre deux boutiques de souvenirs, le visage renversé vers le haut. Toujours son rire. Une grimace. Toujours l’index. Son corps de statue immobile, à la verticale, d’un gris neutre, d’un gris terne, triste, triste, triste. Et, à présent, un petit attroupement permanent qui regarde ce qu’il vise. Des curieux, des touristes. Tous avec le visage renversé vers le haut. J’ai sorti rapidement ma tête : « salopard, tu vas foutre le camp ? ». Et fermé mes volets. Sont-ils encore restés longtemps ? Je n’ai plus osé reparaître, je tourne en rond. La télé. Demain il faudra bien que je sorte, acheter les médicaments. Jeudi Un œil jeté. Personne ? Personne. Disparu. De bonnes crampes ? Sorti tranquillement chercher mes médicaments. La pharmacie derrière l’esplanade Pompidou, le centre culturel, les tubes de Rogers et Renzo Piano, toute cette tuyauterie dégueulasse, viscères à l’air libre, conneries d’artistes. La queue des touristes, les amuseurs publics, les cracheurs de feu, le ramassis misérable. Mes médicaments en main. Mon immeuble. Pourquoi cette réunion ? Ma parole, encore lui. Que faire ? Comment l’éviter maintenant ? Il s’est planté au centre du hall, avec sa rigidité perpétuelle. Figé, tragique, toujours gris, un gris poussiéreux d’ampoule basse consommation. Son expression horrible, l’index toujours tendu vers moi. Encore plus de monde que la dernière fois. Et aussi des voisins. Tous me sourient. Que faire ? Comment les éviter maintenant ? Il faut courir, les bousculer, monter l’étage quatre à quatre. Claquer la porte. Prendre mes médicaments. Vendredi Réveillé en sueur, en pleine nuit. La nausée. J’ai ouvert la porte des toilettes. Il était assis sur le trône, les plis de sa grande cape gondolant le sol, me fixant, lèvres tordues, commissures exagérément tournées vers le bas, avec une tristesse infinie, la tristesse infinie des clowns. « Comment as-tu fait ? Barre-toi, barre-toi ! » n’ai-je pas pu dire, aussi pétrifié que si son art m’eut été inoculé d’un coup d’un seul. Alors, dans le couloir, j’ai entendu des murmures. « Il a son public, barre-toi, barre-toi » ai-je pu me dire. Quelque chose s’est débloqué à l’intérieur et j’ai pu respirer. Quand j’ai ouvert, ils ont applaudi. Puis hué immédiatement parce que je me suis enfui. Dimanche Deux jours que je traîne dans le quartier, en pyjama rayé. J’ai dormi sur un banc parmi les gens, les indigents. J’ai marché, me suis calmé, même sans mes médicaments. J’ai beaucoup pensé. Je ne savais pas. Ça m’a obligé. Enfin j’ai compris qu’il n’y avait plus trop de solution. Que je me trouvais dans un de ces traquenard de spectacle de cabaret où les tables sont disposées jusqu’à l’avant-scène, l’une d’elle est un peu décalée devant et vous vous y asseyez, l’obscurité tombe mais pourtant vous restez écrasé de lumière. Alors vous réalisez alors que vous faites partie du show. On vous désigne, tout le monde le voit, on aura beau faire on ne pourra plus revenir en arrière. Voilà ce que j’ai compris. Alors je suis rentré. C’était la tombée de la nuit. Ils étaient là, patientes ombres autour du lit, tous bien gentils, bien indulgents. Son chapeau nous dominait de très haut. Il se tenait debout sur un des bords du matelas, presque absolument noir, dans sa fixité professionnelle impeccable. Je ne voyais quasiment rien mais j’ai pu sentir les ondes d’une approbation générale quand je me suis coulé sous les draps. Il fallut des heures pour qu’il saisisse les angles de sa grande cape, des heures et des heures pour qu’il les écarte peu à peu, faisant grossir démesurément sa silhouette incertaine, des heures et des heures et encore et encore pour qu’il me prenne à l’extrême ralenti, dans un grand mouvement enveloppant.

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