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J’ai trop peur de mourir par Jules Félix

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Cela fait depuis l’âge de six ans que j’y pense. J’ai bien retourné la question dans tous les sens. Je n’ai toujours pas de réponse. C’est un truc à se taper la tête contre un mur. Vous comprenez, j’aime trop la vie. Je ne sais absolument pas ce que c’est, la vie, si quelqu’un peut me renseigner, mais je l’aime bien, j’aime bien sa fraîcheur, son goût mâtiné de surprises et d’émotions, sa candeur dans la contemplation, sa colère dans la compréhension. La vie, c’est un peu comme l’art : ça ne sert à rien. Rien. Rien du tout. Il ne faut pas se leurrer. Oui, on peut avoir le leurre et l’agent du leurre. La vie ne sert à rien du tout. Vous n’existez même pas. Quelques miettes dans l’océan de l’univers. Quelques secondes face aux treize milliards et demi d’années qui s’enfoncent lentement dans la torpeur de l’oubli. La conscience humaine est formidable. Elle est capable de se croire quelque chose. Elle a conscience de son plein alors qu’elle manque de lucidité, celle du vide. Elle est la seule au monde à croire à l’existence. Elle est même capable d’écrire des tonnes de pages pour se rassurer de son existence. Elle a même inventé projecteurs, caméras et micros pour se croire en haut de l’affiche. Ne vous méprenez, je ne suis pas nihiliste. C’est la vie elle-même qui est nihiliste. Nihilissime même. Que sont quelques petites dizaines d’années médiocres d’une petite vie terrifiante de banalité et d’insipidité sur un petit monticule d’atomes qui sera écrabouillé façon puzzle dans à peine quatre milliards d’années ? Et encore, je m’avance gentiment. Je ne parle pas de l’oubli au bout d’une centaine d’années. Que sont ceux qui ont vécu il y a cent ans ? À part quelques individus, souvent louches et faux jetons, responsables de carnages entiers écoulés dans des cascades de mégalomanie (c’est le meilleur moyen de rester dans la mémoire des hommes) Au bout de quelques milliers d’années, la troupe s’étiole jusqu’à se réduire à peu de chose. Quelques cadavres bien emmaillotés. Des momies ! Avec plein de graffitis et de tags autour d’eux. Pas grand chose. Un langage des signes, quelques historiettes à ne pas casser un canard. Des tas d’os. C’est débile la vie. Vous arrivez de nulle part. Vous ne savez rien. Rien du tout. Vous n’êtes rien du tout d’ailleurs. Et vous apprenez. Vous apprenez tout un tas de choses. Plein de choses inutiles (a-t-on jamais vu l’intérêt du latin ou des tenseurs ?). Vous devenez même un savant, bien plus savant que les plus grands savants d’il y a quelques siècles. Vous avez même cet orgueil de connaître. Car la curiosité dérive vite en vanité quand la culture s’étale. Vous croyez savoir briller en ville. La ville, en fait, sait briller sans vous. Et puis vous crevez. Ne tergiversez pas ; ce n’est pas réservé à une élite. C’est pour tout le monde. La fin du film est mieux programmée que le début. Le début peut être chaotique, incertain, imprudent, inespéré, mais la fin est toujours prévisible et redoutée. En général, on s’y ennuie à en mourir. Après, vous laissez quelques souvenirs à quelques esprits embrumés par une tenace tristesse. Eux-mêmes vous rejoindront quelques années plus tard. Il ne restera de vous que quelques poussières, qu’on identifiera de plus en plus mal. Qu’on oubliera. N’avez-vous jamais vu dans les cimetières un écriteau devant une tombe non entretenue ("entretenue", quel mot ! comme on entretient une maîtresse) : « Cette concession perpétuelle fait l’objet d’une procédure de déclassification. Si vous êtes de la famille, prière de vous signaler à la mairie » ? En clair, on en a marre d’avoir vos restes qui polluent ces lieux, on a envie de les mettre à la poubelle et de passer à autre chose. Publicité mensongère : vous aviez payé la perpétuité. Mais c’est toujours du "pas vu, pas pris". La vie, c’est le mythe de Sisyphe. Vous montez la pierre mais vous savez qu’elle redescendra. Cela fait passer le temps. Cela ne sert à rien. Vous pouvez rire, pleurer, boire, manger, baiser, chier, il ne restera plus rien de vous dans trois mille ans. Et ne comptez pas sur vos photos de vacances. Le plastique, ça dure trente ans au mieux. Le papier, à peine cent ans. Alors, vos mémoires flash, tout le monde s’en tapera dans cinquante ans. Il ne restera rien. Rien de vous. Pas une seule larme. Pas une seule pensée. Bref, autant en finir tout de suite. Pourquoi galérer pour payer son eau et son électricité ? Pourquoi s’engager dans la spirale de l’inconscience qu’apporte la vie urbaine qui n’a rien d’urbain ? C’est absurde cette histoire. Même mort, je resterais scié dans cette absurdité. Irais-je tourner des tables pour papoter avec les soi-disant vivants ? Ou foncerais-je immédiatement sous les cocotiers ? Et puis, à quoi bon les cocotiers, franchement ? À quoi bon le soleil et le sable chaud ? À quoi bon la mer limpide et les jolies filles ? À quoi bon contempler la beauté quand tant de laideur existe ? J’ai trop peur de vivre.

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