La lumière saturée du soleil dautomne lui chatouillait les yeux en lui faisant songer aux dires de son pays qui attribuent à linclinaison des rayons de l'astre toutes sortes dinfluences morbides, telles la migraine, lépuisement nerveux, les fausses couches, limpuissance ou la mélancolie.
Lair de la capitale, malgré tout, narrivait pas à masquer lessence musquée, ni la fraîcheur humide et moisie qui appartient depuis mémoire dhomme à la morte saison. Le soir annonçait larrivée de la nuit avec une accélération constante certes, mais surtout compromettant lépanouissement de cet après-midi. Ce mélange lourdement chargé doxyde de carbone, des sirènes, d'arômes des marrons grillés et de sa propre présence encombrante et rassurante à la fois, le plongeait dans un état dexcitation comparable à celui que l'enfant vit lorsquil est sur le point de faire une découverte, ou quand il participe à un instant du mouvement qui fait son cours, qui le croise laccompagnant un peu.
Des branches de larbre de son passé se détachaient ses souvenirs au rythme lent des feuilles mortes qui ne font que commencer de tomber. Ses pensées dérivaient encore une fois vers la mousse, les lichens, les bouleaux, les bruyères d'où les champignons sélevaient discrètement, fiers et sûrs tels des obélisques à qui lon aurait inventé des improbables chapeaux. Son penchant animiste se plaisait à suivre encore et encore, sans en voir lair, ce laisser-aller que la mémoire emprunte en parcourant les chemins du souvenir entre les ombrages et les taches de lumière franches et violentes qui se dessinent sur le livide sous-bois de sa conscience. Un inconcevable Sisyphe de la réminiscence, aléatoire, drôle et mélancolique.
Il hume lair en entrebâillant les yeux, son souffle se règle sur des rythmes pleins et vigoureux et le bonheur se répand dans tout son corps comme une sensation émanant du ventre. Cependant cet automne frappait son esprit comme une trahison: il était jaune, sans nuances, tous les rouges et les bleus manquaient à sa palette, les couleurs brunes prenaient place sans transition ni finesse, sans appel, telles les impressions qui laissent les actes mal accomplis, la procrastination, une bête en cage, un coup au ventre ou un vin rêche.
Soudainement dans le ciel fade et blême un grand front noir pointe au loin, silencieux et tel la pluie de saison, leau commence à se déverser drue, envahissant latmosphère, mouillant les humains, les animaux, la végétation, les pierres et les choses, lessivant le goudron de la chaussé en le faisant changer de couleur, le parsemant des miroirs irréguliers, la où le reflet du ciel et de la ville git secoué par le tambourinement des gouttes dans des assauts renouvelés et sans relâche. Il goûtait à cette eau avec ses yeux, ses narines et tout son scalp. Leau ne lui avait jamais causé le moindre tort, il laimait tout bonnement, sous toutes ses formes. Celle-ci portait les arômes des journées d'automnes en pantalons courts, les reflets des rêveries de son petit moi perdu dans les épais brouillards des coteaux de la vallée, lhumidité chaude et réconfortante du mufle de son chien.
Le premier effet que la pluie eut sur le décor citadin fut de le vider littéralement de ces comparses urbaines, tragiquement réelles, qui se pressaient avant de disparaitre, englouties par les cavités de la ville, se dissimulant sous les coupoles des parapluies, le laissant enfin seul à sa dérive. Lentement le rideau achromatique du ciel devient plus sombre et lobscurité naissante métamorphose les formes jusquà quelles se fondent pour devenir lécran contre lequel commencent à s'animer les images de ses songes. Il ne sen lassait jamais, ils le visitaient sans prévenir, leffleuraient en sinstallant pareillement aux parfums des fleurs, à la violence des épices et des essences, à la rassurante présence dun corps aimé, à un vin capitaux qui glisse généreux le long du gosier.
Brouillard serré sur la route invisible de l'école, senteur de champignons, le fumet des cosses et de la chaire de marron qui brulent, les dimanches après midi en attendant Mickey devant le poste noir et blanc avec le bouton à tourner et le gâteau à la crème couvert de fragiles copeaux de chocolat, les kakis et les premières mandarines douces, arachides dans leur coque et noix, châtaignes bouillies, patates douces et pommes au four avec leur croute de sucre. La fête des morts et l'indigeste et irrésistible gâteau de farine de châtaignes, les odeurs de la maison des grands parents, les lourds manteaux au col d'astrakan et pantalons courts, froid aux jambes et égratignures au genoux, un vague espoir de neige et de Noël et tellement, tellement de brouillard. Brouillard qui se traine jusqu'à l'entrée des salles de cinémas et que à l'intérieur se transforme en volutes de fumé que le faisceau lumineux du projecteur révèle à ceux qui se tournent.
Ses pieds le secondèrent en le guidant. Il accompagna la Seine en remontant son cours. Elle lui fit un clin dil en se chargeant de brume, la brume des mois de novembre de son enfance sans hier ni lendemain, des aubes de ces jours si courts, vécues en arpentant les côtes entre rochers, fougères, chênes, châtaigneraies. Les souvenirs de pêche le bercèrent et lenvahirent jusquà le faire pleurer des larmes chaudes qui se mélangèrent à la fraîcheur de celles de la pluie. Il remonta le col et enfonça les mains au plus profond des ses poches.
Pour ne pas pleurer seul certains guettent la pluie.
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