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Il y a par Petite fourmi

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Rendez-vous Chaque matin, elle emprunte à pied le même trajet. Invariable-ment, elle cherche à s’évader de son quartier si habité, populaire et populeux, avec cette foule qui la hante et l’oppresse. Devant la Poste de l’avenue, un ou deux matelas sont plus ou moins bien empilés, plu-tôt déjetés, comme un relent de la nuit précédente. Et de toutes les autres nuits d’ailleurs, ici la pauvreté est constante, vestiges des SDF qui habitent là. Vertiges, aussi. Cette misère grandissante avec son impuissance à elle l’étouffe, et ces populations qui vivent dehors dans le tumulte, une question de culture, agressivités verbales mêlées au vacarme de la circulation. Quelques préservatifs usagés traînent là, à côté du nouveau container en zinc du carrefour, côté droit pour les seringues usagées, côté gauche pour les propres. Depuis quelque temps, la détresse augmente ici. Ils sont à présent partout, ces nouveaux clochards. Sur les bancs, enroulés dans des couvertures et des couettes remontées jusqu’aux cheveux, qu’une main aux ongles en deuil retient le plus souvent. Parfois ils sont blottis sous des couvertures de survie, dans un froissement de papier doré. Paradoxe de cette vision de Noël, pour un papier si mince, trop mince pour tenir au chaud la désespérance humaine. À leurs pieds, des sacs où s’entasse toute leur vie, habits et autres. À cette heure-là, elle en voit beaucoup dormir. Les canettes de bières éparses sur le pavé témoignent de la difficulté à vivre, paradis artificiels, refuges frelatés. Elle ne juge pas, elle souffre. Elle souffre pour eux. Elle souffre par eux. Alors, follement, comme par nécessité vitale, elle rêve d’une grande et forte respiration, dans le calme d’une campagne apaisante. Elle a besoin de Beauté, comme un remerciement à la vie. Elle pense au Grand Canal à Versailles. À défaut, c’est quotidiennement qu’elle rejoint l’alignement des arbres des Champs Élysées, entre la Con-corde et le carrefour Georges V. Environ trois-quarts d’heure de marche d’ici. D’un pas alerte, elle gagne ces arrondissements aux im-meubles haussmanniens de pierre blanche, ces « quartiers à feuilles vertes » qu’habitent des gens apparemment heureux, comme elle les appelle lorsqu’on s’étonne autour d’elle du choix de son parcours. À présent, c’est d’un pas décidé qu’elle traverse la Place Clichy, pour obliquer sur sa droite vers le boulevard des Batignolles. Là commence le carré des bourgeois. Elle adore cette allée, avec son terre-plein central bordé de chaque côté d’arbres qui semblent l’accueillir exprès. Leur présence lui permet de sentir les saisons en plein Paris. En ce moment, les bourgeons se font timides, prémices d’un printemps qui tarde à venir. Pourvu qu’il n’y ait pas de gelée ! se dit-elle. Elle sait de quoi elle parle, ses grands-parents habitaient en campagne. Elle laisse la piste cyclable sur sa gauche, de peur de se faire klaxonner dessus par quelque cycliste énervé. Elle emprunte donc, comme d’habitude, l’allée de droite, piétonnière. Quel est le nom de ces arbres, se demande-t-elle. Si seulement je n’avais poussé qu’à la campagne, je serai moins ignorante ! Hélas, elle n’a pas tout retenu de ses anciens, déplore-t-elle une fois de plus. Peu importe. Elle aime ce tronçon-là de sa balade. Tiens, la voilà arrivée au marché bio, sa grande distraction. C’est vrai, nous sommes samedi. Elle slalome entre les étals, s’amuse, regarde, s’arrête puis repart. Elle baguenaude ainsi de maraîcher en maraîcher. Elle flâne avec plaisir tout du long, et observe avec une gourmandise d’enfant les carottes à la racine ensablée et les tomates à l’arrondi irrégulier. Ici, rien n’est calibré. Elle contemple ces légumes aujourd’hui rares, comme le rutabaga et les topinambours dont lui parlaient avec amertume ses parents, souvenir des restrictions alimentaires de la grande guerre. Elle retrouve avec une joie de môme la rhubarbe de ses grandes vacances, redécouvre encore une fois, émerveillée, potimarron, panais, crosnes et même scorsonères, nom savant donné aux salsifis. Elle navigue en pays de cocagne. Mais le temps passe et elle reprend sa route. Voilà qu’elle longe déjà l’école parisienne des instituteurs. Comme toujours, ses pensées s’envolent vers sa nièce, directrice d’école en campagne. Vite, elle lui fait un petit clin d’œil et salue d’un coup de tête l’église protestante voisine, à la façade sobre. Invariablement elle se promet d’aller y en-tendre, enfin, ces negro spirituals que des flyers jaunes placardés dans tout Paris annoncent régulièrement. Elle traverse la rue de Rome, et arrive ainsi au deuxième tron-çon de ce boulevard qu’elle arpente depuis son début. Ce faisant, elle se rapproche encore plus des beaux quartiers, et songe alors à quel point la misère est parquée, circonscrite. Une dame pourtant l’aborde, qui semble d’humeur liante. Mais la conversation ne roule pas sur ce printemps qui décidemment tarde à venir. Non. La femme gémit justement sur le nombre envahissant des vagabonds comme elle dit, dans ce quartier réputé « bien habité ». La randonneuse opine, dodelinant de la tête. En réalité, elle cherche à s’évader de cette rencontre imprévue, attendant la phrase raciste qui l’attristera sur le défaut de compassion de certains de ses contemporains. Vite, elle s’éclipse, arguant d’un rendez-vous imaginaire, et reprend sa route. À partir de là, c’est avec son enfance qu’elle a rendez-vous. Elle aime ces retrouvailles. La maternelle, alors tenue par des religieuses en civil. Puis le lycée Octave Gréard, déjà mixte dans les années soixante. Pourtant, rapidement, cela ne l’émeut plus. Elle cherche simplement à rejoindre au plus vite les contre-allées des Champs Élysées, et leur verdure. Elle accélère le pas et s’applique à maintenir sa cadence de randonneuse urbaine. Constance de la marche et du souffle. Elle regarde à peine autour d’elle. Il n’y a plus rien de véritablement intéressant, aucun magasin et si peu de cafés. Beaucoup de bureaux. Seule demeure la boulangerie où on achetait le gâteau du dimanche lorsqu’elle était enfant. Elle marche fermement sur le trottoir qui s’est à présent rétréci. Emportée par le tempo de sa marche, elle se met à retravailler mentalement ce texte qu’elle aimerait bien achever. Elle n’a que cela à faire dans ce bout-là de son parcours matinal. Filer vite. Ses chaussures de ville ne la gênent pas, elle est toujours attentive à porter des talons plats. Enfin se profile sur sa gauche, comme une récompense, une gratification après l’effort, le Palais présidentiel. Malgré la hauteur du mur latéral d’enceinte, elle aperçoit avec gourmandise le haut des timides, mais fières, frondai-sons du parc. Enfin d’ordinaire, car aujourd’hui elle n’aperçoit guère qu’un halo vert, comme un léger brouillard coloré. Le printemps est vraiment en retard ! Les policiers dans leurs guérites bavardent entre eux. Ou bien sont-ils gardes républicains ? Aller le leur deman-der un jour, se promet-elle. Ce n’est plus un trottoir désormais, mais une allée large et lisse. Elle lève le regard vers le ciel dégagé pour se laisser envahir par la lumière tamisée de ce début de journée. Comme une poudre dorée. Des taches de soleil dansent au sol. Et voici les jardins privés des dernières maisons, juste avant le marché aux timbres. Pas grand-monde aujourd’hui, se dit-elle, les philatélistes sont paresseux en ce début de journée. Peu importe car elle arrive au but tant espéré. Le sable crisse sous ses pieds quand elle emprunte enfin la voie qui mène aux jardins. Envisageant le tout d’un seul coup d’œil, elle se dirige derechef vers la première fontaine. La sienne, celle avec laquelle elle a invariablement rendez-vous. Très particulièrement. À chaque fois. Elle va s’asseoir sur le banc du milieu, tant pis pour les pigeons qui s’envolent. Elle contemple l’énorme vasque de pierre avec ses angelots sculptés, où retombe un brouillard de gouttelettes. À cette heure-ci, les jets d’eau sont ouverts. Elle ferme alors les yeux, bercée par le bruissement de l’eau, pacifiée. Elle imagine la mer, son sac et son ressac, scansion, mouvement de la vie. Son souffle ralentit, se dilue dans le murmure de l’eau en cascade. Elle trouve enfin le calme. Elle ouvre les yeux et regarde les plantations alentour : les parterres de fleurs, premières primevères et quelques jonquilles, et ce saule pleureur qui verdira le premier, bien avant les platanes et les acacias. Elle cherche hâtivement la première cigarette de la journée. Parachèvement du repos, joie enfin embrassée. Tout instille la paix désormais. Ce fut un bon moment. Demain, elle reviendra. Anne 26 12 2013

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