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Crimes de lèse-productivité par Jules Félix

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Si je m’étais posé la question de l’intérêt de la chaîne France Ô, à part la retransmission du concours de Miss Guadeloupe, j’aurais été assez négatif jusqu’à mercredi soir (mercredi 8 janvier 2014). Miss Guadeloupe : http://www.pointscommuns.com/lire_commentaire.php?flag=L&id=88843 En zappant tranquillement dans mon canapé (c’est la seule chose qu’un chat peut faire lorsqu’il y a froidure à l’extérieur), je suis tombé sur un excellent documentaire d’Anne Poiret réalisé en 2012 sur les conditions de travail à l’intérieur d’une grande entreprise chinoise, très grande, immense entreprise chinoise. Celle-ci recrute des centaines de milliers d’ouvriers partout dans le pays. Souvent pour des périodes temporaires, en fonction de commandes plus ou moins régulières de son client. Comme on peut l’imaginer, les conditions de travail y sont déplorables. Pas de syndicat, pas de code du travail, pas de régulation, pas de comité d’hygiène et de sécurité, pas de sécurité assuré tout court, pas de comité d’établissement, pas de grève, pas de négociation etc. Ce qui m’a frappé dans ce reportage, ce sont bien sûr ces conditions qui sont précisées, disséquées presque. Mais c’est aussi le fait même d’avoir ces informations dans un pays en général très opaque sur ce qu’il s’y passe. Pour mener à bien cette enquête, il y a eu des complices parmi les ouvriers, qui maniaient la caméra cachée. Comme en France. Une caméra, c’est un petit bouton noir qu’il est très difficile de déceler. Avec les nouvelles technologiques, la Chine n’est plus un corps noir : des informations peuvent désormais rayonner à l’extérieur du pays. On voit des images volées d’une grève dans une unité de production. Les ouvriers s’étaient rebellés contre leur surveillant de chambre. Il y a même eu arrêt de la production. Crime de lèse-productivité. Voir des images de grève dans une usine chinoise est exceptionnel. La grève est interdite par la loi. Et que apprend-t-on ? Que cette grande entreprise a dû délocaliser ses usines dans le centre du pays, plus rural, moins urbain, car non seulement les salaires y sont plus faibles mais également la contestation, proportionnelle au niveau d’instruction. À l’origine, l’entreprise était située à Shenzen. Les ouvriers sont recrutés parmi les paysans qui n’ont pas grand chose à manger. Le salaire est une misère. Ils logent dans des résidences (foyers de travailleurs) obligatoires. Ils n’ont pas le droit d’y amener des personnes extérieures à l’entreprise. Scène terrible où un gardien ou concierge ou chais-pas-comment-on-peut-les-appeler accueille les nouveaux arrivants. Il explique qu’il est interdit d’utiliser des matériels trop consommateurs en électricité, parce que la veille, il y a eu un incendie à cause de cela, et huit morts à déplorer. Je ne sais pas si le laïus ressort toujours de la sorte. Les ouvriers ont un système de points. Une centaine. Chaque fois qu’ils s’écartent du règlement, ils perdent des points. Lorsqu’ils en ont en dessous de soixante, ils sont virés de l’entreprise. Sans indemnité. Il n’y a pas de vacances, pas de jour de congé. Certains travaillent depuis trois mois sans avoir pris un seul jour de congé. Ils sont exténués. Ce n’est que des assemblages, donc, pas besoin de qualification. Il y a un fort turn-over car beaucoup d’ouvriers sont à bout, mais l’entreprise s’en moque puisqu’elle peut toujours recruter. Mieux, elle réussit même à obliger les écoles à faire des stages obligatoires chez elle. Évidemment, encore moins bien payés. Le pire, c’est que c’est valable par exemple pour des étudiantes infirmières. Travail qui n’a aucun rapport avec leur métier. Les conditions sont parfois très dangereuses. Un ingénieur a été empoisonné par une substance chimique. Il en résulte qu’on lui a fait l’ablation de la moitié de son cerveau. La scène est émouvante. On le voit sur son lit d’hôpital avec ses parents et son frère. Il ne les reconnaît pas. Il peut parler, être debout, il sourit, il a l’air sociable, mais il a la moitié du cerveau en moins quand même. Les parents essaient alors de faire reconnaître l’invalidité et le handicap, comme accident de travail. L’entreprise veut qu’il passe consulter dans un hôpital au fin fond de la Chine qui reconnaîtra beaucoup moins bien le handicap que là où il habite à Shenzen. Son contrat de travail avait été signé dans cette ville mais ils ont été délocalisés en cambrousse. L’enjeu est important, puisque le taux d’invalidité fixe le montant de l’indemnisation. Les parents sont allés jusqu’à porter plainte contre l’entreprise pour que le fils accidenté soit ausculté dans sa ville. Images extraordinaires, presque plus difficiles de trouver en France (où il est interdit de filmer les procès) : on voit le représentant de l’entreprise dans la salle du tribunal et les parents arriver. Ils apprennent au dernier moment que la séance est finalement reportée. Je suis très étonné de voir un début d’État de droit naissant en Chine. C’est nouveau, bizarre presque. Pour l’instant, il n’y a guère d’espoir d’amélioration dans cette voie-là. Dans quasiment tous les cas, la Justice est du côté de l’entreprise. Pas question de ne pas continuer à enrichir le pays par la production et l’exportation. En voyant la salle du tribunal (quasiment vide), je me suis dit : les parents sont fous de vouloir aller dans une salle de tribunal. Si cela se trouve, on va après les condamner eux-mêmes pour avoir fait perdre du temps à l’entreprise. Non seulement certains démissionnent au bout de quelques mois, mais à cause de la très forte pression psychologique, certains se suicident même. Il y a même beaucoup de suicides. De véritables vagues de suicides. Une quinzaine de suicides en 2010 par exemple, qui a incité Anne Poiret à venir enquêter. Parmi les complices du documentaire, il y a un ouvrier qui fait la liaison avec les autres ouvriers pour essayer de dépressuriser, prendre des nouvelles, etc. à l’aide du réseau social le plus utilisé en Chine (je ne me souviens plus du nom, je crois que ça commence par un W). Zoom est donc mis sur le suicide d’un jeune ouvrier. Ses proches ne pensaient pas que son moral était aussi bas. On voit les parents, la famille, l’oncle aussi. Ils veulent manifester pour demander plus de dignité dans le travail et demander plus d’indemnité pour cette mort. À l’heure dite, ils sont avec les banderoles, dans la rue, prêts à partir défiler, mais au dernier moment, ultime médiation, le père part en limousine négocier avec l’entreprise… Le père appelle l’un de ses fils et lui demande de ne pas manifester. L’entreprise a dit que dans le contrat, il est spécifié qu’elle n’est responsable de rien et qu’elle pourrait encore donner moins que ce qu’elle consent à donner. Finalement, ils rebroussent chemin. On les voit alors au crématorium. Ils brûlent le corps du jeune suicidé, ainsi que toutes ses affaires. L’oncle est en colère. Il dit, sans rire : « Et la liberté d’expression alors ? ». Oui, il voulait manifester sa colère. Et il ajoute (un peu comme la justice à deux niveaux en France) : « C’est pour les riches, pas pour nous ! ». Témoignage de la personne qui est allée récupérer les affaires du malheureux dans sa résidence : personne n’est au courant, aucune solidarité, aucune empathie, rien vu, inquiétude, peur, indifférence… La pression psychologique est un tout. Voilà le reportage. Merci Anne Poiret. Merci France Ô. Les ouvriers quasiment esclaves de l’entreprise. Celle-ci, sans doute, ira délocaliser sa production au Vietnam ou au Laos dans peu de temps. Quelle est l’entreprise ? Foxconn, taïwanaise, qui emploie un million et demi de salariés ! Elle produit et assemble des composants électroniques grand public pour les grandes marques. La philosophie de l’entreprise est simple : elle se moque de l’image qu’elle peut avoir à l’extérieur, de sa réputation. Tout est basé sur la satisfaction de son client. Assurer tout ce qu’il demande, en nombre d’unités produites, en qualité du produit. Quels que soient les moyens humains utilisés. Quelle qu’en soit la casse humaine générée. Au fait, qui est cet étrange client ? Que fabrique cette entreprise chinoise ? Le produit, c’est l’iphone5. Il y avait une demande phénoménale au moment de sa sortie. Il fallait assurer son approvisionnement avec des cadences démentes. Le client, bien sûr, c’est Apple. Et seul, Apple, depuis les États-Unis, peut faire bouger les choses, demander à son sous-traitant de mieux traiter ses ouvriers, d’assurer un peu mieux les conditions de sécurité dans ses ateliers. Mais est-ce vraiment son intérêt financier ? Des ouvriers chinois sont allés jusqu’au siège d’Apple pour leur en faire part. Jusque là, Apple jouait à Ponce Pilote. Il s’en lavait les mains… Foxconn a d’autres clients, bien sûr : Dell, Sony, Nokia, Microsoft entre autres. En fait, tous les concurrents s’y retrouvent. Alors, si vous continuez à utiliser un iphone5, pensez bien, ayez bien conscience qu’à l’autre bout du monde, quelque part au fond d’un grand pays, il y a eu des dizaines de suicides, des moitiés de cerveau enlevées, des agriculteurs privés de leurs champs reconvertis en complexe industriels, des esprits anéantis pour avoir le plaisir dérisoire de tweetter au moindre coût et en toute insouciance un soir dans le métro « whaou, j’aime ». Monde de m…

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