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Une enfance à Belleville par Sablaise1

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C’était une maisonnette sans confort assez proche du taudis, mais mes yeux d’enfant ne le voyaient pas et je n’en garde que de bons souvenirs. Nous étions en 1953 et la situation de mon père, réfugié espagnol, s’était suffisamment améliorée pour nous permettre de quitter la chambre meublée où nous vivions à quatre et de louer cette petite maison avec jardin située à l’arrière d’un immeuble, tout en haut de la rue de Belleville. J’avais trois ans et dix années de bonheur commençaient pour moi, je vivrais désormais en plein Paris comme je l’aurais fait dans un bourg tranquille de province. Le jardin était tout en longueur, il commençait par une terrasse carrée cimentée devant la maison et se prolongeait par deux allées en pente que mon frère et moi-même nous étions partagées, chacun de nous ayant l’interdiction formelle de s’aventurer sur celle de l’autre. Un de nos loisirs favoris était la course en patinette avec départ simultané en haut des deux allées, il se terminait le plus souvent par des pleurs et badigeons de mercurochrome rouge. Dans le bas du jardin mon père avait aménagé un grand bac à sable rectangulaire encadré de briques que les enfants de l’immeuble voisin regardaient avec envie, attendant que mon père les invite à venir en profiter avec nous. Je passais beaucoup de temps dans ce jardin à jouer avec mon frère à des jeux parfois étranges comme celui qui consistait à fabriquer une boue verte en écrasant de l’herbe dans le but d’asperger au passage le chat tigré de la concierge lorsqu’il s’aventurerait dans les parages. Je regardais longuement mon père qui jardinait ses massifs, me tenant à distance lorsqu’il s’occupait des effrayantes digitales dont il m’avait dit un jour qu’elles pouvaient tuer. Près de la terrasse il y avait un grand arbre toujours plein d’oiseaux et chaque année je m’obstinais à couver dans un bonnet de laine placé au fond d’une boite à chaussures des oisillons tombés du nid qu’à ma grande tristesse je ne sauvais jamais. Sur toute la longueur du jardin, derrière la barrière, il y avait un passage donnant sur les échoppes de petits artisans juifs. Dès que le temps le permettait ils travaillaient porte ouverte et m’invitaient à entrer leur rendre visite. Il y avait un tailleur, une couturière et surtout la boutique de monsieur Choulem, le jovial fabricant de chaussures. J’adorais y passer un moment à bavarder et regarder les ouvriers travailler le cuir et le crêpe des semelles. Je me sentais merveilleusement bien dans cet atelier mais j’ignorais à l’époque que ce sentiment d’extrême bien-être était probablement lié à l’inhalation de colles et autres substances… Jusqu’à mes six ans, j’allais avec ma mère faire les commissions dans toutes sortes de petits commerces. J’aimais surtout la marchande de quatre saisons avec ses fruits et légumes bariolés joliment disposés sur une charrette peinte en vert. On m’envoyait parfois faire une course toute seule à l’épicerie, ce qui me rendait très fière. J’étais toujours accueillie d’un sonore « bonjourrrr ma crrrrotte ! » aux r roulés que je trouvais un peu mortifiant malgré son caractère affectueux et je ne repartais jamais sans un bonbon pêché dans un bocal de verre ou un biscuit tiré d’une boîte de métal. Plus âgée je prenais de bon matin le chemin de l’école chargée d’un lourd cartable et mes journées commençaient par un moment magique. En franchissant le portail de l’immeuble je regardais tout en bas de la rue de Belleville la tour Eiffel toujours pareille et différente, tantôt brillant au soleil, tantôt cachée par la brume, comme je regarde aujourd’hui l’océan. Quand je rentrais de l’école le soir il y avait souvent des gens devant mon immeuble, arrêtés à déchiffrer la plaque qui disait que c’était là, sur les marches, qu’était née Edith Piaf. J’avais treize ans lorsque mes parents achetèrent à crédit un bel appartement moderne que je détestai d’emblée. Se doutant de ma réaction, ils ne m’en parlèrent qu’au moment de déménager alors que mon frère était dans la confidence depuis le début. Je le considérai comme un traître et ne lui adressai plus la parole avant longtemps. Le dernier soir dans le taudis bien-aimé je pleurai toutes les larmes de mon corps en regardant mon arbre de la fenêtre de ma chambre. Avant de pouvoir enfin choisir mon lieu de vie, il me fallut passer cinq longues années dans cet appartement moderne meublé de formica brillant dont les fenêtres donnaient sur des rues grises. Je trompais l’ennui en lisant et attendais les vacances et le grand départ pour le sud de l’Espagne. Mais cela je l’ai déjà raconté…

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