Ils avaient discuté trois heures ou peut-être cinq.
Le temps avait disparu.
Les autres ne comprenaient pas.
Les autres n'avaient jamais compris.
Au matin, il s'était éveillé avec un sourire au bord des lèvres, merveilleusement détendu.
"Lui parler me rappelle qui je suis".
Il avait déjà mille fois réfléchi aux joies d'une grande amitié, à ce bonheur, simple et rare, de pouvoir être soi, âme à nu, sans voile ou presque.
Toutes ces pensées retenues, ces élans contenus, ces espoirs trop frêles retombés en doutes depuis; ces joies agonisant mollement de ne pouvoir être partagées dans la vigueur de leur éclosion; cette vague de tristesse nimbée de culpabilité devant les horreurs du monde pour celui qui se sait béni par la providence de ne pas être né en des lieux où la Terre ressemble à l'Enfer; cette honte du plaisir mesquin de se dire qu'on a tant de chance, et puis l'impuissance...
Il ne lui avait rien dit de cela.
Il n'en avait pas eu besoin.
Ils avaient parlé tout simplement et ce tourbillon intérieur lourd de tout ce qu'il avait avalé et qui l'étourdissait depuis trop longtemps avait trouvé une brèche par laquelle s'échapper et le libérer.
Il voulait partager avec lui sa délectation de la virtuosité sauvage d'Oscar Wilde.
Il lui avait répondu que Wilde ne le touchait pas.
Il aurait pu se sentir incompris.
Il l'avait écouté.
Ils s'étaient écoutés.
Dans le fond, ils étaient d'accord.
C'est un constat qui s'impose souvent quand on prend le temps d'écouter quelqu'un jusqu'au bout.
Quand ils parlaient ils avaient pris cette mauvaise habitude de faire disparaitre le temps.
Il lui avait dit un jour que l'on ne commence à vraiment vivre les choses que quand le temps disparait. Il avait sans doute raison.
Ce matin, il comprenait que l'amitié était plus qu'une libération, une autorisation à être soi, enfin, ce soulagement de pouvoir ôter les masques, de cesser les faux semblants.
Quand la marionnette humaine reprend vie durablement, l'amitié n'est pas loin, oui! mais ce n'était pas que cela.
Lui parler, le libérait d'un trop plein, de cet excès de soi qui étrangement nous aveugle sur qui nous sommes et ce que nous voulons et devons faire.
C'était peut-être aussi tout simplement parce qu'il lui faisait confiance pour lui rappeler ses essentiels ou plutôt peut-être parce que la connaissance intime que son ami avait de lui l'aidait à mieux discerner ce qui dans ses préoccupations du moment était secondaire de ce qui constituait "sa statue intérieure" pour reprendre les mots de François Jacob.
Peut-être son ami le connaissait dans le fond mieux qu'il ne se connaissait lui même.
Il n'avait jamais envisagé cela jusqu'à présent mais l'idée lui plaisait.
Nous sommes souvent brouillés avec nous même par ce que le présent charrie avec lui de graves ou de futiles.
L'ami qui nous connait ne subit pas cet aveuglement permanent.
Un ami en qui l'on a confiance est une seconde conscience, une formidable chance, pour soi et pour les autres.
C'est peut-être pour cette raison que les rois et les empereurs sont si souvent devenus fous.
On peut penser qu'ils se grisent de leur toute puissance et en veulent toujours plus comme des moteurs qui s'emballent jusqu'à l'explosion. Si les grecs nous ont averti avec tant s'insistance sur l'ubris: l' excès, l'arrogance, c'est parce qu'ils craignaient la folie des tyrans.
"Le roi est nu" dit on quand le roi est secrètement découvert à son insu.
En fait, c'est de ne jamais pouvoir être nu qui est peut-être le drame des rois.
Enfant, on pense que les rois, tout puissants, peuvent avoir tout ce qu'ils désirent. En grandissant, on comprend qu'ils ont aussi parfois des responsabilités. Et puis, un peu plus tard on saisait que les joies d'une véritable amitié sont presque interdites à un roi.
Un roi par sa naissance est condamné à perpétué à vivre sous le joug de sa seule conscience.
Personne n'ose dire à un roi ses quatre vérités. Et à qui le roi peut il livrer ses pensées sans crainte d'être manipulé?
Avec qui un empereur peut-il parler sur un pied d'égalité?
Paradoxalement, avec l'homme qui règne sur le pays voisin, souvent ennemi.
Mais tout roi sait que pour vaincre son ennemi, le connaitre est une voie redoutable, alors comment faire confiance ?
Il se dit qu'il avait de la chance de ne pas être un roi.
Et très naivement, il souhaita que tous les puissants du monde puissent goûter aux joies et aux vertus de l'amitié.
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