Plongée dans de sottes et vaines pensées, soudain ce matin là, j'entrai dans une quatrième dimension, mais je ne le savais pas encore.
La ville que je traversais, le carrefour giratoire que j'abordais, je les connaissais par coeur. C'est donc quasiment les yeux fermés que je m'infiltrais prudemment dans le grand "rond-point", en périphérie, manège enchanté qui transfigure les épais flux de circulation en ondes légères et concentriques.
J'étais partie tôt ce matin là et aux petites heures la lumière du ciel se répandait dans les feuillages dans un jeu de cache-cache avec les brumes de l'aurore. Même les grands pins si familiers semblaient noyés dans des écharpes blanches et ne penchaient pas comme d'habitude leurs grands bras vers la route. Leurs ombres lourdes, d'ordinaire étalées sur le macadam, se tenaient renfrognées à l'arrière, sur des gazons vert sombre, et couvraient des fourrés d'où je crus voir jaillir des elfes affolés et ivres à la poursuite de nymphes nues.
Depuis la vitre baissée, j'aspirais le parfum de l'herbe mouillée mêlé à l'odeur troublante de l'essence et tout en m'engageant dans cette traversée sauvage en pleine ville, je m'enfonçais dans le courant du fleuve métallique et ondulant.
Dans un moment d' inattention stupide, à l'abri dans ma petite auto, la vision de ce coin de nature lavée et brillante, la sensation du printemps naissant, les éclaboussures du soleil sur la route, agirent sur moi en un puissant basculement des choses. L'espace autour prit une autre tournure, le matin se fit étrange et le temps infini. Mes pieds sur les pédales et mes mains sur le volant, se détachèrent de ma conscience, et poursuivirent sans moi leur tour de piste. La voiture se serra et colla au flux. Moi je me mis à rouler à l'envers dans la tête. A filer à contresens. A divaguer dans le rond-point.
Paralysée, et le cerveau vidé de tout son sang, je venais d'oublier et mon destin et ma destination.
J'étais perdue. Je ne reconnaissais plus l'endroit. Je ne savais plus où j'étais. D'où je venais et vers où j'étais sensée m'acheminer.
Un impressionnant abîme venait de s'ouvrir sous moi. Le reste du monde continuait de tourner m'emportant avec lui dans sa course inouïe, et je tournais tournais dans ce cercle infernal sans pouvoir me poser.
Ce pont qui enjambait la route là-bas, cet arrêt de bus, cette rue transversale à droite, cette avenue à gauche, ou était-ce l'inverse ? cela ne me disait rien. Même les noms sur les plaques d'émail bleu -ou de plastique plus vraisemblablement !- j'étais incapable de les déchiffrer. Je cherchais des repères, et ne trouvais que vide et inconnu. Le rond-point était devenu soudain un ennemi. Et j'en étais la prisonnière. Dédale anéantie j'errais dans ce tourbillon fou, si encore j'avais pu m'arrêter !
Un quart de tour, et c' est le pont. Pensée pour celui de la rivière Kwaï..! "Hello ! le soleil brille brille brille ". Réminiscences de vieille chanson. Si j'ai perdu le sens j'ai gardé la mémoire. Ce n'est donc pas si grave. Je respire.
Un autre quart, et c'est l'arrêt de bus, des personnes qui attendent, des signes au sol pour délimiter la place. C'est la seconde fois que je passe devant.
...
Un autre quart encore, les grandes artères qui filent je ne sais où. Laquelle emprunter ? Ne pas tirer vers l'autoroute. Eviter le centre-ville. Flairer les pièges. Trouver le bon panneau. Et les ombres des grands pins qui ont changé de forme et de contraste. C'est mon second tour. Et la clarté qui s'accroit.
Impossible de quitter le ruban circulaire. Je me noie aspirée dans un grand entonnoir. Je cherche une échancrure pour sortir. Rien qui vaille. Impossible même de rebrousser chemin.
Un dernier quart. Troisième tour. Il aura suffi de ce dernier. Le renversement s'accomplit. Enfin. Le sang dans ma tête se remet à couler, à battre à mes tempes, le paysage revient, il me revient et je le reconnais enfin. Je parviens enfin à lire la plaque et trouve enfin une brèche, une ouverture pour m'échapper ! Une fenêtre !
Une fenêtre...au bout de la nuit....pour une route étincelante vers un ailleurs ou vers chez moi qu'importe, mais une échappée..belle !!!
Les elfes ont enfin rejoint les nymphes et les ont plaquées dans l'herbe.
Circulez y a rien à voir !
Tout va bien. La vie continue.
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