Je rêvais d'affinités électives, de grandes amitiés. Amitié fraternelle comme celle que jattendais avec mon frère Emmanuel de retour de son exil. Je rêvais d'un temps héroïque. Et chaque fois que je regardais autour de moi, la veulerie me faisait vomir. L'indifférence et l'individualisme de mes contemporains me faisaient souffrir.
Je trouvais que même la mode s'acharnait contre le corps. Elle supprimait ce qui restait en ce dernier d'érotique et de beau. Je regardais, et jen étais dégoûté, ces jeunes garçons les crânes rasés, portant ces caleçons larges, en toile de jean, flottant et tombant sur les mi-mollets. Et ces chaussures aux grosses semelles, aux formes si laides qui chaussaient les pieds de jeunes filles fluettes, pâles, les cheveux courts et colorés, le visage de mort plein de piercing, et le corps plein de tatouage ! Dans les wagons du métro je souffrais de me voir entouré par des mannequins de cette espèce. Javais le sentiment que cette jeunesse venait d'une autre planète. Humanoïdes. Métalliques. Je fuyais ces nouveaux extraterrestres pestiférés. Leurs rires, leurs insouciances, leurs peurs, leurs angoisses, leur violence, me rendaient inhumain. Jabhorrais ce qui, à mes yeux, était chez eux une envie de vivre. Mayant enfermé et exclu, leur apparente joie me crachait au visage.
Comment cette jeunesse en était-elle arrivée à ces formes humanoïdes, robots sans âme, sinon par une mutation génétique qui avait commencé son travail alchimique dans le cerveau et dont les premiers changements étaient visibles sur le corps ? Voilà ce que je me disais.
Jeunesse damnée d'une fin de siècle obscure. Jeunesse brûlée dans les faux soleils. Jeunesse naufragée dans un océan en furie qui produit sans cesse des vérités publicitaires, des plaisirs factices, des voyages initiatiques inachevés. Jeunesse se vautrant dans le Mal qui la ronge.
Jaurais voulu que cette jeunesse, au lieu de se consumer à tous les faux soleils, au lieu de brûler comme torches en quelques instants, gardât l'émerveillement du langage et ne se réveillât jamais de l'éternel rêve des mots. Mais une langue étrangère, aux goûts perfides et menteurs, avait été offerte en pâture pour que la jeunesse la consomme afin de ne plus comprendre le monde, et ne pas se comprendre elle-même.
Qui rendra à la langue sa force, sa beauté, et la puissance du chant qui chasse le mystère et le primitif ?
Jeunesse damnée s'en allant répétant sans fin, comme tristes litanies, deux ou trois onomatopées, gutturales et simples comme des cris d'animaux. Une langue, dépouillée du parfum de la désobéissance. Une langue mutilée pour que cesse la révolte mise en place par les Mots depuis des siècles. Les onomatopées tuent l'onirisme. Merveilleux mots perdus. Mots légers comme doux flocons de neige. Mots caressant comme pluie davril. Mots scintillements de milliards d'étoiles. Mots surgis des profondeurs de l'âme donnant du sens à la pensée. Mot-Alphabet de feu brûlant. Mort marquant le corps et l'âme d'un sceau indélébile. Mots multiples nichés dans les ovaires de la langue. Mots spermatozoïdes fécondants. Mots embryons accouchés dans la douleur qui ouvrent la voie royale à la beauté du futur. Mots adultes. Mots guerriers aguerris, titans bataillant contre la Mort. Mots contre Mort.
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