En faisant le tour de ton corps j'ai remarqué qu'il manquait un tiroir.
Il me semble pourtant bien qu'il était entier quand je l'ai vu la première fois dans le grenier de ta mère.
Lorsque je lai appelée pour en avoir le cur net, elle ma répondu dun ton qui nadmettrait jamais la moindre contestation que tu étais parfaitement complet et qu'il n'y avait pas l'ombre d'un doute là-dessus (« jen ai labsolue certitude » insista-t-elle, prenant bien soin de poser son absolu devant sa certitude afin de lui donner un air de « je sais donc je sais »).
J'ai refait le tour plusieurs fois, j'ai vidé tout ce qu'il y avait à l'intérieur, un fatras de calendriers, d'agendas, de photos, toi enfant, toi adolescent. Dans le tiroir du milieu : un tas de problèmes empilés qu'on avait essayé de brûler mais dont il restait l'essentiel : une absence criarde de solutions.
Dans celui du bas : des pantoufles usées , un poste de télévision et des bottes neuves bien trop grandes pour toi ; l'aventure n'était pas à ta pointure.
Ce tiroir manquant c'était quand même un vrai mystère. Quil s'agisse d'un tiroir, d'une chaussette, dune serrure, d'une dent, dun enterrement, d'un mur ou d'une femme, le trou nous saute toujours aux yeux. On ny peut pas grand-chose, le vide nous attire, labsence nous aimante.
J'étais sûre que tu avais des choses à cacher. Alors je t'ai renversé, je t'ai mis à l'envers, je t'ai secoué comme un prunier et j'ai fini par tomber sur un morceau de ta mémoire cachée.
Une vieille histoire tout froissée s'y tenait prostrée dans un coin : cétait celle dun accident.
Un enfant sétait fait renversé par un chauffard qui ne sétait pas donné la peine de sarrêter.
Deux témoins affirmaient tavoir reconnu dans la voiture. Tu venais d'avoir ton permis de conduire.
Toute une série de malentendus avaient contribué à édifier un mur darguments infaillibles te mettant en position daccusé.
Tu avais passé une année en prison, jusquà ce que le chauffard se livre lui-même, malmené par sa culpabilité. Sale histoire.
Depuis, tu nas eu de cesse de te justifier. Il faut toujours que tu expliques tout. Pourquoi tu choisis ça plutôt que ça, pourquoi tu vas là plutôt quailleurs. Tes collègues sont excédés, tes amis en ont plus quassez, il ny a que ta mère pour trouver ça bien.
Nous nous connaissons seulement depuis trois mois. Nous fêtions à peine une semaine de liaison lorsque tu as commencé ta tournée : il faut que je vous explique un truc, jai rencontré une fille.
Ça ne méritait aucune explication, mais tu continuais. A tes collègues : jai rencontré une fille mais je vous jure que ça ne va rien changer à mon travail. A tes amis : jai rencontré une fille mais je vous jure qu'on on se verra pareil. A ta mère : jai rencontré une fille mais je te jure que je continuerai à tapporter mon linge sale.
Même à moi tu mas fait le coup : jai rencontré une fille, mais je te jure que je ne changerai jamais.
Plutôt que de t'emmener chez l'ébéniste, j'ai préféré prendre un rendez vous chez le psychanalyste. Je dois absolument savoir sil ny a réellement aucun espoir de changement.
Le cas échéant, je rapporte le meuble au grenier.
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