Sublime et indépassable nouvelle que cette Lettre d'une inconnue, par le maître qui nous donna aussi Le joueur d'échecs, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, La ruelle au clair de lune, Brûlant secret, etc. Sublime parce que si absolue, cette confession intime, postée d'outre-tombe par la plus amoureuse des femmes, qui analyse sa passion et la confie à celui qui, sans se douter, en fut l'objet durant des années. « Mon bien-aimé, c'est une morte qui te raconte sa vie, sa vie qui n'aura été qu'à toi, de sa première à sa dernière heure de conscience ».
A treize ans elle le rêva, puis le vit ; il devint son univers. Elle décida de se donner s'abandonner à cet amour né d'un refus de sa vulgaire condition (il est écrivain), un amour qui élève, puis un amour qui dévore et devient une obsession, toujours tue. « Il ne s'est pas écoulé une heure que je n'aie vécue pour toi ».
A dix-huit ans, elle le connut bibliquement, trois nuits, sans qu'il la reconnût. Déception ! Va-t-elle lui avouer ? Que nenni. Pour elle, un accomplissement, pour lui une amourette ; il l'oublia. De ces trois nuits un enfant est né. Ayé, elle va lui dire enfin ? Encore non. Il ne saura jamais rien, car il pourrait suspecter une machination, la croire folle. Elle les aimera donc tous deux, l'enfant au quotidien, l'homme toujours de loin. Dix ans plus tard, nouvelle nuit d'amour « Tu étais si doux, si tendre envers moi, [
] si distingué, si cordial, si plein d'attentions, et cependant tu montrais en même temps une telle passion dans la jouissance de la femme. » Bon, là, elle va se révéler ? Bah non. Elle veut qu'il la reconnaisse. Têtue, l'inconnue.
Lorsque la grippe espagnole emporte l'enfant, elle rassemble ses forces et écrit son histoire avant de mourir à son tour. C'est beau, c'est magnifiquement traduit, c'est passionnel et complètement névrotique. Les Bovary qui hantent le site peuvent écraser une larme. Quelle passion ! C'est sûr que, sur le papier, ça en jette : « C'était notre enfant, mon bien-aimé, l'enfant de mon amour lucide et de ta tendresse insouciante, prodigue, presque inconsciente, notre enfant, notre fils, notre enfant unique ». Et encore : « Je meurs facilement, car de loin tu ne t'en rendras pas compte. Si tu devais souffrir de ma mort, je ne pourrais pas mourir ! »
Et quelle finesse dans l'analyse de la psyché féminine ! Hormis Cohen et Balzac Ah ! La lettre de Mme de Mortsauf, autre spectre postal, dans le Lys, et la réponse de Natalie... pour l'analyse, Zweig ne craint personne. De l'enfant à la femme, puis la mère, la cocotte et la condamnée, toutes les tonalités du trouble absolu s'expriment, sur la basse continue de l'élégie « Mon enfant est mort », répétée comme une scansion funèbre. S'y mêle le lyrisme de l'amoureuse illuminée : « C'est ainsi que je t'ai aimé, je peux le dire à présent que tout est passé, que tout est fini. Et je crois que si tu m'appelais sur mon lit de mort, je trouverais encore la force de me lever et d'aller te rejoindre. » La trivialité de l'hôpital public, cet « abattoir de la pudeur » côtoie l'oraison : « Et dussé-je de nouveau traverser l'enfer de ces heures-là, quand bien même je saurais d'avance ce qui m'attend, ô mon bien-aimé, je referais encore une fois ce que j'ai fait, encore une fois, encore mille fois ! »
Et c'est bien ce qui dérange, dans les cent pages ramassées de ce drame. On y croit, mais quel homme pourrait lire ça sans se sentir floué ? Qui rêverait d'apprendre dans la même lettre qu'il a été l'objet d'un amour aussi total, et qu'on lui en a refusé la chance ? Est-il écrit que les hommes doivent être omniscients ou physionomistes ? D'autant que l'homme est écrivain. Sa vie imaginaire est la plus importante. Artiste, donc égoïste. Pourquoi lui refuser l'aumône d'un indice ? Et enfin, le pire de tout : je t'ai fait un enfant dans le dos, je l'ai caché, je t'ai réduit à la place que ma folie t'accordait : un pur objet fonctionnel. Aujourd'hui que tout est mort, et surtout l'espoir, je t'envoie ce missile du fond de mon caveau ; la mort a transformé ma passion en destin, à toi de vivre avec ça, débrouille-t-en. Je meurs sanctifiée par mon sacrifice ; porte la croix, c'est bien ton tour.
- Heu... Je peux dire un truc ?
- Nan, c'est trop tard, je suis morte et ton gamin itou. Parle à ma tombe !
Imaginons un instant qu'elle lui avoue sa passion et ses conséquences : que risque-t-elle ? Il pourrait la rejeter, mais surtout il pourrait accepter sa responsabilité : adieu la vie de garçon, bonjour la famille ? Il finirait par la haïr et elle n'y survivrait pas, croit-elle. Donc, plutôt une dévotion muette qu'une cassure d'idéal ; mon rêve obstiné plutôt que la réalité crue. L'idée d'un après l'aveu ne peut pas l'effleurer : c'est contraire à sa religion qui professe que cet homme est son dieu. Et à un dieu, il est d'usage d'offrir des sacrifices. On doit admettre qu'elle s'est mise elle-même dans un drôle d'embarras... Quant à lui, il devrait la remercier, elle lui laisse sa vie de garçon, une conscience nette, l'avenir ouvert. Sauf qu'elle écrit la lettre
Le vrai sublime n'eût-il pas été de se taire jusqu'au bout ?
Ce texte est magnifique surtout parce qu'il dévoile la dramaturgie de ce condiment ultime, le besoin de sacrifice dont nous assaisonnons souvent l'amour, l'épice de trop. Et il faut bien reconnaitre sans encourir l'anathème que les femmes y sont passées pro. Pour être équitable (et prévenir les commentaires) je concède que les hommes tressent aussi certains bouquets garnis. Mais justement, né mâle et en cela privilégié par l'organisation de la société, quand du créneau j'entends monter les féministes, je pense à ce texte et à cet immense pouvoir que les femmes ont sur nous autres garçons, ce pouvoir de nous réduire à nos gonades et de soumettre notre part d'éternité aux aléas de leur bon plaisir. C'est, j'en conviens, ma névrose à moi, car j'en sais que leurs bâtards n'empêchent pas de dormir. D'ailleurs aujourd'hui, la réaction serait plutôt le procès en reconnaissance de paternité, ou le mariage-divorce lucratif. Beaucoup moins glamour, et tout aussi détestable.
Certes, Zweig n'en fait pas un système ; il décrit une passion, la gîte d'un seul individu. J'assume la généralisation. Et si je ne peux me lasser d'admirer son talent, je réponds que la rage me prendrait, et avec elle l'envie de dire « Femmes, je vous hais », dût quelque péronnelle s'aviser de me jouer un aussi généreux mélo.
Donc en résumé, un sale aspect du caractère féminin, magistralement sublimé par l'un de ses plus fins connaisseurs.
Remarque à destination des lacaniens célibataires : le double sens du titre est involontaire, donc probablement signifiant :-)
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