Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu
Au début de l''automne, chaque année, un film tombe de l'arbre Woody Allen, et c'est pour beaucoup l'assurance d'aller au moins une fois par an au cinéma.
Les détracteurs de l'auteur de l'homme aux cinquante longs-métrages y vont rituellement de leur petit refrain : "Woody Allen, c'est toujours la même chose. Il fait du Woody Allen". J'adore ce reproche. Oui, Woody Allen fait du Woody Allen, comme Bach fait du Bach, et Bacon du Bacon (et pas seulement au petit déjeuner
). Oui, chaque film de Woody Allen semble arranger, dans un ordre différent, des phrases musicales semblables, autour de schémas récurrents, desquels il ne peut, ne veut sortir. Voici donc la recette. Pour faire un Woody Allen, il faut : un ou plusieurs couples en crise latente, (crise de la quarantaine, cinquantaine, soixantaine), comportant parmi eux un créateur en crise d'inspiration lui-même (généralement écrivain ou cinéaste) ; une jeune personne, homme ou femme, généralement très belle, muse, ou Adonis, qui , semblant émerger de nulle part, va mettre le feu aux poudres ; un élément extérieur, irrationnel, à l'origine de l'intrigue, moteur des événements (potion magique, voyant, sortilège, acteur sortant d'un écran
).
Tout juste sorti du four, voici le dernier plat. "Vous allez rencontrer un bel Inconnu", traduction littérale du titre anglais, qui nous place en terrain connu, lui. Une prédiction en forme de rencontre amoureuse. Raconté en voix off, procédé au combien éculé, mais qui donne un rythme très identifiable pour les habitués, le film s'ouvre sur le personnage d'Hélena, une femme d'une bonne soixantaine d'années, en crise de couple, et que le mari (Antony Hopkins) a quitté pour une bimbo génialement incarnée par Lucy Punch. Elle s'en va consulter Cristal, une voyante, qui lui tient la prédiction éponyme. Le couple de la fille d'Hélène, Sally, répète la crise parentale, une génération plus tard, dans un ballet amoureux faisant danser Antonio Banderas (Greg), avec Frida Pinto (Dia), Roy (Josh Brolin), et elle-même. Six personnages en quête d'eux-mêmes, donc, six acteurs magistralement dirigés, comme toujours, six types de comédie, comme six cartes que Woody s'amuse à battre et rebattre, au gré des sentiments. On assiste à ce ballet amoureux depuis Manhattan (1979). Puis, en guise de variations sur le même thème, il y eut la Rose pourpre du Caire (1985), Alice (1990), Maris et femmes (1992), et plus récemment Vicky Cristina Barcelona (2008). J'en oublie sûrement.
A chaque fois que je sors d'un Woody Allen, me reviennent, très précisément, les schémas mis en place par Marivaux, le travail du divan en moins. Et ce marivaudage ne saurait prendre fin dans la filmographie du cinéaste, car le discours tenu, celui de la complexité du sentiment amoureux, de son caractère fondamentalement pulsionnel et en ce sens vivant, du cycle de sa naissance et de sa mort, quel que soit l'âge, ne peut que nous parler d'autant plus, que nous "vieillissons" avec les films de Woody Allen.
Alors oui, à vingt ans, j'ai aimé Annie Hall parce que je rêvais de courir après les homards avec une femme dans ma cuisine imaginaire ; à trente, j'ai revu Manhattan pour essayer d'anticiper le démon de midi, et j'ai compris que l'amour était plus compliqué que ce que j'imaginais dix ans avant ; aujourd'hui, je sors du dernier Woody Allen en me disant non seulement que demain, je vais rencontrer "une belle et sombre inconnue", mais encore, que dans dix ans, la prédiction pourrait se réaliser encore
tant que Woody Allen fera des films.
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