La curiosité est un vilain défaut
faut voir ! En tout cas, on ne me refera pas maintenant.
Patiemment, très patiemment
je commençais à me les geler, jai attendu que le type pointe son museau à lextérieur de sa tanière, en loccurrence, un immeuble de bon standing où habitait Cathy, et je lai suivi jusquà la gare dEaubonne. Direct de 7h 12 pour Paris Gare du Nord.
Le wagon est déjà à moitié plein. Le train avance lentement, comme sil voulait accorder encore quelques minutes de repos aux voyageurs de banlieue ensommeillés.
Lhomme que je file, Gildas, grimpe à létage supérieur. Imperceptiblement les femmes, jeunes ou âgées, jolies ou quelconques, semblent se mettre au garde à vous, bustes redressés, ventres rentrés, jambes croisées, ça froufroute et ça crisse du Lycra dans tous les coins. Je sais que je ne suis pas mal de ma personne, mais... à contrecur, je dois admettre que ces mini-vagues sont provoquées par mon compère le loup, qui vient dentrer dans la bergerie.
Moi, cest Ludo, un échappé de la Maison Poulaga par la grande porte après trente-cinq ans passés à jouer au chat et à la souris. Jai adoré ce métier, même si souvent il me faisait vomir sur la noirceur des hommes. Chercher ce qui se cachait derrière les vitrines ma toujours passionné.
La semaine dernière, javais rendez-vous avec Jeanne, une vieille copine, enfin, façon de parler, on est à peu près du même âge et on est loin dêtre à la casse. Pour loccasion, javais jeté un il critique à mon allure et je métais rasé, il ny a bien quune femme qui puisse mobliger à ce prodige, car, depuis que je suis à la retraite, je trouve ça... barbant.
Jeanne, ah Jeanne ! Jaurais bien voulu être pour elle plus quun copain, mais elle a toujours préféré les jeunots, comme ce Gildas, quelle avait rencontré dans un train, justement. Ce type a vingt ans de moins quelle. Il la rend folle. Elle allait encore me bassiner avec son histoire, que je connais par cur.
Elle est arrivée, toute pimpante.
- Bonjour, ma Jeanne, tu es toute belle ! Mais...tu nas pas lair dans ton assiette ?
- A qui le dis-tu ! Ce salaud, si je mattendais à ça ! ah ! il a bien caché son jeu, ce que jai pu être conne de croire quil était avec moi pour mes beaux yeux...
- Tas de beaux yeux, tu sais...
- Ne te fous pas de moi, ce nest pas le moment ! Figure-toi que cet enfoiré ma joué un sale coup. Je lui faisais confiance
quand même, au bout de deux ans !...Eh bien, il a réussi à me soutirer, petit à petit, des sommes ahurissantes, en utilisant ma carte bancaire. Il ma fallu du temps pour men apercevoir, tu sais, les comptes et moi, ça fait deux. Et puis, il a disparu. Un mois déjà. Evidemment, jai porté plainte, mais jai bien senti que les flics se fichaient pas mal de mon affaire. Alors, voilà, Ludo, il faut que tu maides, je voudrais savoir où il est, ce salaud, ce quil fait, tout quoi...La seule piste que jai, cest ladresse et le téléphone de sa soi-disant cousine, une certaine Cathy. Il la voyait souvent les derniers temps. Jai appelé à ce numéro, mais je suis toujours tombée sur le répondeur.
- Je vais travailler pour toi, alors ? et, quest-ce jaurai en échange, à part ton éternelle reconnaissance ?
- Ah ! ça, cest à négocier !
Cest ainsi que je file le train de lange dragueur des rames, le drame des curs dange. Il faut dire quil a une gueule à faire des ravages, si lon se noie dans ses yeux bleu marine et se frotte à ses joues qui piquent. Il arpente lallée centrale, feignant dignorer les regards levés sur lui et se dirige vers sa cible du jour : la jeune femme en face de qui il sassoit est plongée dans sa lecture. Il sort alors tranquillement un livre de la poche de sa veste. Gagné ! Elle jette un rapide coup dil au niveau du titre du bouquin, puis sur lui.
Gildas a trouvé le sésame.
- Je vois que nous avons un point commun...
Il désigne leurs deux livres.
-
apparemment, vous et moi aimons la légèreté.
La jeune femme, élégante et sage, sourit. Elle est encore troublée par une phrase de « Soie » qui a une résonance infinie pour elle : « Mourir de nostalgie pour quelque chose que tu ne vivras jamais. ». Elle murmure :
- Vous connaissez ce livre de Baricco ?
- Mais oui ! cest un de mes préférés.
- Je pourrais dire la même chose avec le vôtre : « Linsoutenable légèreté de lêtre », quelle merveille ! Je trouve ça incroyable
tomber sur un homme qui a ce genre de lecture !
- Dommage que nous nayons pas plus de temps pour en discuter. Vous prenez souvent ce train ? Peut-être pourrions-nous nous revoir ?
Plus que vingt minutes avant larrivée à Paris. En un temps record, Gildas parvient à savoir quelle sappelle Louise, quelle travaille dans une maison dédition et quelle est divorcée sans enfant. Chapeau ! Il faut dire quil a lart et la manière. Elle a lair totalement subjuguée. Le train ralentit bientôt, ils se lèvent. Louise se fait un peu prier, pour la forme, avant de lui tendre une de ses cartes de visite, en souriant dun air vaincu. Emportés par la foule...ni lui ni elle ne se sont aperçus quune deuxième carte est tombée à terre. Je mempresse de la ramasser.
Les jours suivants, Gildas et Louise se retrouvent dans ce train matinal et jassiste au roucoulement des tourtereaux, qui a pris sa vitesse de croisière. Cest bien joli tout ça, mais je ne vais pas passer mon temps à tenir la chandelle. Surtout que jai vu que le pigeon en question ne se contente pas dune seule pigeonne : il répète son manège à longueur de journée ! Je ne sais pas si cest le roulement du train qui lexcite, mais moi ça me donne plutôt le tournis.
Ouf ! Enfin, il va se passer quelque chose, le petit grain de sable qui fait dérailler ce train-train monotone. Par un bel après-midi, Gildas sest attaqué à un truc pas facile : attirer lattention dun magnifique spécimen de la génération néo-gothique, muni de tous ses accessoires. Noir, cest noir. Jadmire Gildas, il ne rechigne pas à la tâche !
Cest alors que Louise, contrairement à ses habitudes, monte dans ce train, voit la scène. Elle sassoit derrière lui, fixant son dos, hypnotisée. Je suis près delle. Nous assistons ensemble au spectacle. Je jubile sous cape, ce qui nest pas le cas de ma voisine : elle est verte, à la limite de la décomposition. Nous entendons Gildas faire des commentaires sur « Les nuits fauves » que la fille est en train de dévorer. Celle-ci lève sur lui un regard noyé et dit :
- Ce livre... cest ma vie, exactement.
Gildas tente de la faire parler de cette vie-là, mais elle nest pas bavarde. Il lui donne rendez-vous le soir-même dans le dernier train de retour.
Moi, ce soir, je dois voir Jeanne, pour lui faire un premier rapport.
Rendez-vous au buffet de la gare. Nous arrivons en même temps. Bon sang ! Elle a pris un coup de vieux, la Jeanne, et ce que je vais lui dire ne va pas lui remonter le moral. Elle me serre dans ses bras.
- Ca me fait du bien de te voir, Ludo. Alors
?
- Tu tattends bien, je suppose, à ce que je te confirme que ton Gildas est un drôle de coco, un collectionneur, en quelque sorte, de jolies poulettes quil doit plumer, tout comme toi.
- Mais avec moi, jai cru que cétait autre chose, quon saimait
Quoi ?... Je déteste quand tu prends ce regard du mec qui est revenu de tout !
- Tu as raison, je nai pas de leçons à donner de ce côté-là...
- Ah
Excuse-moi, Ludo, je ne voulais pas te blesser. Allez! Raconte-moi.
Tout y passe, les vertes et les pas mûres. Méthodiquement, jai consigné par écrit tous les détails, les heures des trains, les noms, les physionomies, les dialogues, la carte de visite, etc, etc... A la fin de mon récit, Jeanne est prête à dérailler, elle se lève et tourne en rond comme un lion en cage. Tout le monde nous regarde
Elle me demande de partir avant quelle néclate. Je la quitte en lui laissant mon rapport.
Affalé devant mon bol de café, jallume mon transistor, qui date de Mathusalem, et je saute dans le train des infos...décidément, ça mobsède ! On a découvert le cadavre dune jeune fille dans les toilettes dun train de banlieue. Ligne n° 7 ? Je ne percute pas tout de suite ; elle aurait été étranglée
pas encore son identité
elle portait des vêtements noirs et un maquillage gothique. Ca y est, je me réveille ! Ouhao! Dire quil a fallu que ça se passe quand je nétais pas là...
Je sors du placard ma mallette spécial-filature qui a toujours épaté mes collègues, lorsque nous étions sur un gros coup. Jusquici, jétais censé être un voyageur habituel, perdu dans la masse. Il va falloir que maintenant, je me métamorphose pour passer à un autre plan : établir un lien personnel avec Gildas, et peut-être aussi avec cette Louise. Sans me vanter, on ma souvent dit que javais des airs de Vittorio Gassman, pas celui de « Parfum de femmes », faut pas rêver..., mais avec cette courte barbe grisonnante et ce chapeau de pluie, je me verrais bien incarner ce bel Italien vieillissant que nous avons tant aimé.
Au bout de quelques jours, mes travaux dapproche auprès de Gildas sont en bonne voie ; ça a failli déraper au départ, car il y a eu maldonne (des sleepings, si jose dire) : il ma pris pour un vieux beau qui avait des vues sur lui ! Depuis le changement daiguillage, nous pouvons bavarder de tout et de rien, de la vie, des femmes ou de nos livres préférés. Nous dissertons, par exemple, à longueur de trajets, sur les romans ferroviaires, noirs ou sentimentaux. Un vrai filon
Gildas est intarissable sur tous les sujets que nous abordons et je ne tarde pas à trouver sa compagnie très captivante.
Pendant ce temps, lenquête sur le crime de la ligne 7 semble avoir du mal à prendre lallure dun TGV. Je sens que je vais aller dire un petit bonjour à mes anciens collègues, histoire de maintenir lamitié...Mine de rien, jarrive à leur soutirer quelques renseignements. Japprends quils interrogent systématiquement tous les passagers réguliers du train de 13h 47 et que beaucoup de témoignages concordent sur le fait que la victime a été vue en conversation avec un homme. Un portrait-robot a été établi, ce qui leur a permis de linterpeller. Ils lont bien asticoté, mais rien, pour linstant, ne permet de linculper. Je me garde bien de la ramener sur ce que je sais, je donne dans le prenant-prenant, jai une petite entreprise à faire tourner.
Le lendemain, je retrouve Gildas dans le train. Il est seul, il semble parcourir hâtivement les pages de son journal. Jamène la conversation sur laffaire criminelle. Lui qui est dhabitude si jovial, affiche soudain une mine sombre et préoccupée. Je lui demande sil connaissait la victime. Il me répond quil vient dêtre interrogé par la police, parce quil avait été vu avec elle, le jour de sa mort. Gildas me raconte comment il a abordé la fille, la façon dont elle sest comportée avec lui dans le train du soir. Il me dit quelle avait lair complètement désespérée, toute seule au fond de sa nuit, alors il avait tenté dapprivoiser ce jeune fauve en lui parlant à voix douce. Il ajoute que, soudain, elle sétait levée pour aller aux toilettes, peu de temps avant la gare dEaubonne et quil ne lavait pas revue.
Me dit-il toute la vérité, ce Don juan éconduit ? A part lui, qui dautre aurait pu en vouloir à cette fille ? Drôle de type, ce Gildas. Rien à voir avec le lourd dragueur de fond, aux ambitions situées principalement au-dessous de la ceinture. Même que, si jétais une femme, il me plairait. Eh, Ludo ! Quest-ce que tu nous fais, là ? Ressaisis-toi ! Pas étonnant quelles tombent comme des mouches : le matin, quand elles se sont apprêtées pour un ailleurs ou le soir, quand elles rentrent, cafardeuses du train-train quotidien. Tombeur ? Hâbleur ? Tueur ?
Enghien, deux minutes darrêt. Des fragrances de Givenchy et de Chanel prennent le train dassaut et lenvahissent tout entier. Renouvellement du cheptel pour notre animal... Cest à cet instant précis que Jeanne nous rejoint. La tête de Gildas ! Le loup de Tex Avery avec les yeux qui lui sortent des orbites... surtout lorsque celle-ci vient me faire la bise. Visiblement, il se demande ce que cest que ce mic-mac. Je lui explique :
- Jeanne est une amie qui ma demandé de vous retrouver, je crois quelle na pas trop aimé la façon dont vous êtes descendu du train en marche ! Bon, maintenant je vais vous laisser, vous devez avoir des choses à vous dire.
Le lendemain, jinvite mon ancien coéquipier, Charles, à dîner. Nous parlons du bon vieux temps, des enquêtes passées et en cours. Jaimerais savoir où en est celle du meurtre du train
de nuit. Charles me dit quils sont à la recherche de la personne à qui appartient la boucle doreille trouvée dans la main fermée de la victime. Jinsiste pour avoir la description du bijou : un clip en forme de cur.
Je sais bien que maintenant, ce ne sont plus mes oignons, ma mission auprès de Jeanne est accomplie, mais jai été embarqué dans une histoire dont je voudrais connaître la suite, et là-dessus, jai une hypothèse folle à vérifier.
Ouvrir une porte sans laisser de trace nest pas un problème, juste une question de doigté. Bel appartement ancien, plutôt raffiné, si ce nest cette ambiance bordélique qui règne dans toutes les pièces. Des bouquins partout, normal avec sa profession
, mais aussi des vêtements qui jonchent le parquet de la chambre et même du bureau. Jenjambe tout ça, je regarde partout, à la recherche de quelque chose qui pourrait men dire plus sur la propriétaire des lieux. Jouvre les armoires, je fouille même à lintérieur des boîtes à chaussures
Une bonne vingtaine, bien rangées. Cest curieux, ça, quelle soit aussi ordonnée avec ses chaussures, alors quelle balance ses vêtements nimporte où ! La première boîte contient des escarpins noirs, la deuxième...Bingo !... un cahier à spirale jaune, la troisième des talons aiguilles rouges, la quatrième un cahier à spirales bleu...Ainsi de suite, jusquà former une pile de dix cahiers datés avec précision. Fébrilement, je feuillette les journaux intimes à rebours.
« Ce matin, jai rencontré quelquun dans le train. Il ma tout de suite plu. Il est beau comme un Dieu, sexy et tout... Il sappelle Gildas. Jaime beaucoup ce prénom, pas commun. Lui non plus nest pas ordinaire, il a un charme naturel et semble attentif, cest un homme qui écoute. Jaimerais bien le revoir. »
Quelques jours plus tard :
« Jai revu Gildas plusieurs matins de suite. Javais le cur qui battait comme à 15 ans ! Nous nous parlons comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Je nai jamais ressenti une telle complicité. Nous avons plein de goûts communs, en particulier pour la littérature et le cinéma. Je crois que jai enfin trouvé lhomme de ma vie. Je me sens capable de tout faire pour le garder.»
Je saute au jour du crime.
« Décidément, cétait mon mardi noir aujourdhui ! Pour une fois, je ne travaillais que laprès-midi et dans le train jai surpris Gildas avec une espèce de zombie cadavérique tout en noir. Il ne ma pas vue, jai entendu quil la baratinait en se servant de sa lecture comme entrée en matière... ça, je nai pas supporté ! Ca ma achevée quand il lui a donné rendez-vous au dernier train.
Ensuite, au boulot, cette pouffiasse de Roseline narrêtait de tortiller du popotin en tournant autour du directeur de collection. Il va falloir que je moccupe delle si je ne veux pas que le poste dadjointe me passe sous le nez.
Dans le train de nuit, jai assisté à la scène entre Gildas et sa dulcinée. Je suis passée à laction lorsquelle sest dirigée vers les toilettes. Gildas na rien vu, il était de dos. Pas de témoins, il ny avait que deux autres personnes endormies. Jai forcé la porte au moment où elle la refermait et
La prochaine sur la liste, par exemple la Roseline, na quà bien se tenir !
Je jette un coup doeil aux autres cahiers. Des lignes remplies despoir et de déception, de haine et de menaces.
Jexplore toutes les étagères. Enfin, comme récompense à ma ténacité, je trouve la boîte à bijoux. Dans de petites cases, des boucles doreilles de toutes formes et de toutes couleurs offrent une symétrie impeccable, but, nobodys perfect, un clip tristounet en forme de cur se désole davoir perdu son jumeau.
Et sous la boîte à bijoux, une écharpe en soie.
Abasourdi, je referme le placard des horreurs.
FIN
TEXTE précédemment publié et remanié.
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